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pays-là. Il se décida par des raisonnemens respectables, et qui lui semblaient d’un bon sens triomphant, à demander la main de sa cousine. Elle avait une dot des plus médiocres, pensait-il, mais elle avait une grande simplicité de goûts. Pour les hommes tels que Gérion, avoir des goûts simples, c’est ne pas aimer les parures et les fêtes. Des besoins d’esprit multiples, compliqués, infinis, ne détruisent en aucune manière pour eux la simplicité dont ils font un des élémens de leur bonheur. Sa femme garderait volontiers le logis; voilà tout ce qui le frappait. Le logis serait-il pour elle une cellule bienheureuse qui chaque jour lui offrirait de nouveaux trésors de paix, ou une geôle qui lui inspirerait des tristesses sans nom, de mortelles inquiétudes ? — C’étaient des questions qu’il ne se posait pas. Le marquis de Pérenne fut convaincu qu’il avait trouvé le mari pour qui sa fille avait été créée. Gertrude d’ailleurs, depuis un an, était bien seule. Les deux femmes qui l’avaient élevée avaient tour à tour disparu de ce monde. Un jour, Gérion rejoignit son régiment, emmenant avec lui une créature qui certainement était à elle seule un monde divin où la plus délicate des âmes se serait perdue avec délices. Par malheur, entre ce monde et lui, les moyens de communication n’existaient guère plus qu’entre notre planète et la lune, ce qu’il ne savait même pas.

Cependant telle est la puissance de la jeunesse, de la nature, de Vénus Astarté, comme dirait Heine, que ce mariage, tel qu’il était, eut, comme tant d’autres, sa saison printanière. Quand cette rapide saison fut passée, Gertrude s’aperçut qu’il y avait dans sa vie cette immense tristesse que le livre divin, consacré à toutes les tristesses humaines, a si bien peinte. Elle veillait auprès de quelqu’un qui dormait; elle ne se découragea pas. C’était une honnête femme; elle combattit la réalité avec toutes les vertueuses chimères dont les honnêtes femmes en pareil cas convoquent le ban et l’arrière-ban. Elle aimerait son mari comme un enfant, elle aurait pour lui une patiente et attentive tendresse où elle trouverait une source de joies austères, participant à l’essence sacrée du devoir et du sacrifice. Ses pieux désirs, je suis forcé de le dire, n’eurent pas le succès qu’ils méritaient. Elle fut contrainte, pour remplir ces espaces sans bornes que Dieu a mis ici-bas dans quelques âmes, à donner aux hôtes sacrés de son cœur toute une bande de profanes et dangereux compagnons. Elle avait appris l’anglais; elle lut Byron, qu’on avait écarté de sa jeunesse, et elle s’éprit de Lara, elle s’attendrit sur Manfred, tout comme si on n’avait pas prouvé que c’étaient là les créations malsaines d’une intelligence perverse. De sa maison algérienne, elle apercevait cette mer unie par des liens si mystérieux à l’esprit dont le Corsaire est né. Combien de songes l’ont visitée dans cette maison