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hectares par famille, ou 2,000 hectares en tout ; le reste formera des pâturages où le bétail remplacera les hommes. C’est, comme on voit, le système suivi dans les Highlands, mais avec moins de rigueur, parce que le sol et le climat se prêtent mieux au travail de l’homme et à la nourriture du bétail. Le revenu de chaque famille sera au moins quadruplé, la rente du propriétaire montera dans une proportion analogue. La rente nominale de cette immense propriété était de 5,000 livres sterling ou 125,000 francs, soit à peu près 3 francs par hectare, dont lord Lansdowne ne touchait le plus souvent pas un sou. Pendant quelques années encore, le revenu sera absorbé par les secours donnés à l’émigration, par la construction des nouvelles maisons de ferme, l’achat de quelques instrumens, la création de chemins et de clôtures, la multiplication du bétail ; mais à la fin, ces efforts passagers auront leur récompense. Il en sera de même partout où le propriétaire pourra faire des avances analogues.

Tout marche donc en Irlande vers une solution prochaine ; dans ses desseins mystérieux, la Providence fait sortir quelquefois le bien de l’excès du mal. Je termine ici la tâche que je m’étais imposée, de faire connaître sommairement l’économie rurale des trois royaumes. Ce que je viens de raconter de l’Irlande ne me paraît pas la moins utile des leçons qui ressortent de ce tableau. Si nous n’avons rien à y apprendre pour la bonne constitution de la culture, nous pouvons y voir les inconvéniens et les dangers de la mauvaise. La France ne nous offre nulle part quelque chose d’absolument identique à l’Irlande ; l’état de guerre entre deux peuples, qui a fait le malheur de ce pays, ne se retrouve pas chez nous. Nous avons cependant plus d’un point de notre territoire où, pour d’autres causes, la même situation économique se produit, quoique avec moins d’intensité. Rien n’y manque, ni l’absenteism, ni le middleman, ni l’excès de la population rurale, ni le rack-rent, ni la dette écrasante de la propriété, ni la misère du cultivateur, ni l’épuisement du sol. Nous venons de voir où conduit une pareille situation, quand elle est poussée à ses dernières limites. Apprenons par là à ne pas nous endormir sur ces abîmes ; sachons surtout nous garder de spéculer sur l’avilissement des salaires par la surabondance des bras ; il n’y a pas de plus grande et plus fatale erreur. Les bonnes rentes ne sont durables qu’avec les bons salaires, de même que les bons salaires avec les bonnes rentes ; tout doit monter ou descendre à la fois. Augmenter les produits sans augmenter proportionnellement le nombre des hommes, et accroître ainsi l’aisance moyenne, voilà le dernier mot de la science économique, la solution des plus grandes difficultés sociales.


LEONCE DE LAVERGNE.