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conservent des fragmens de leurs anciens estates, et dans beaucoup de cas ce fragment, devenu parfaitement liquide, est plus avantageux que le tout obéré. On n’est pas riche en proportion de l’étendue de terre qu’on possède, mais du revenu qu’on en retire, et quand on peut augmenter le revenu en réduisant l’étendue, on ne doit pas hésiter.

Un autre fait non moins important à constater, c’est que les acquéreurs sont en grande majorité des Irlandais. On avait espéré attirer en Irlande des propriétaires comme des fermiers anglais ou écossais; les uns ont résisté comme les autres, et par les mêmes motifs. L’agriculture réclame aujourd’hui plus que jamais les capitaux, soit en Angleterre ou en Écosse, et leur promet une rémunération suffisante sans qu’ils aient besoin de se déplacer. Il y a d’ailleurs à l’égard de l’Irlande une défiance traditionnelle qui ne s’effacera pas de sitôt. On n’aime pas le contact de la misère, on redoute le retour des jacqueries, on déteste le papisme et les papistes. Demander à un Anglais de transporter son capital en Irlande, même en lui promettant 8 ou 10 pour 100 de revenu, c’est, à peu de chose près, proposer à un Français de transporter le sien en Afrique, au milieu des Arabes. De là vient qu’un huitième seulement des propriétés vendues a été acheté par d’autres que des Irlandais, et la plupart de ces acquisitions ont été forcées, ceux qui les ont faites étant des créanciers qui n’ont pas pu trouver d’autre moyen de rentrer dans leurs créances. C’est, entre autres, ce qui est arrivé pour le Martin’s Estate; il est passé entre les mains d’une compagnie d’assurances sur la vie, créancière hypothécaire, qui cherche maintenant à revendre en détail. Les sept autres huitièmes ont été en général achetés par d’anciens middlemen qui avaient, eux aussi, des hypothèques sur les domaines qu’ils administraient, comme il arrive toujours aux intendans de bonne maison, et il n’y a pas lieu de s’en affliger, puisque la propriété prend ainsi un caractère plus national.

Tel est donc le double mouvement qui s’accomplit en Irlande par le moyen de la dépopulation d’abord et de l’expropriation ensuite, — la concentration de la culture et la division de la propriété, renfermées toutes deux dans de justes limites. La culture se concentre tout juste assez pour mettre un terme à l’extrême division, non pour enlever aux Irlandais la jouissance du sol. Dans sa détestable organisation rurale, l’Irlande avait un excellent élément qu’elle paraît devoir conserver, l’absence presque complète de journaliers proprement dits : presque tous ses cultivateurs pourront être tenanciers comme par le passé et à de meilleures conditions. D’autre part, la division de la propriété suffit pour la rendre plus accessible aux indigènes, c’est-à-dire pour lui faire perdre son caractère étranger et hostile, en même temps qu’elle lui rouvre la ressource du crédit. Quant à la