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ni assez incendié, ni assez confisqué, puisque l’assimilation n’était pas complète : ainsi le veut la vieille politique.

Quoi qu’il en soit, l’état de guerre ouverte qui a été depuis des siècles la condition normale de l’Irlande dans ses rapports avec l’Angleterre, explique trop bien les contrastes que nous venons de remarquer dans l’économie rurale des deux îles.

La première conséquence est la condition de la propriété en Irlande. La plupart des grandes propriétés y ont eu pour origine des confiscations. De là ce fléau qui, sans être précisément propre à l’Irlande, car il se retrouve un peu partout, y a pris une extension particulière, et qu’on appelle l’absenteism. De tout temps, les conquérans venus d’Angleterre ont considéré l’Irlande comme une terre étrangère et hostile qu’il était bon de posséder, mais où il ne fallait pas s’établir. Dès le XIIIe siècle, ce sentiment se manifeste chez les chevaliers normands, qui ne veulent pas résider dans leurs fiefs d’Irlande ; leur patrie adoptive n’est pas là, mais en Angleterre, où leur confédération se groupe tout entière autour de son chef pour défendre en commun leur puissance. Après eux, toutes les fois que l’Angleterre fait un nouvel effort pour soumettre l’Irlande, une nouvelle catégorie de propriétaires anglais ou écossais s’empare des terres, et toujours dans le même esprit, pour en dépouiller la race indigène, pour en tirer tout le profit possible, non pour y demeurer. Sous Élisabeth, 600,000 acres sont distribués ainsi ; sous Jacques Ier, six comtés entiers sont confisqués et partagés, un d’eux est donné aux corporations de Londres qui le possèdent encore, d’où lui vient son nom de Londonderry ; sous Charles Ier, c’est toute la province de Connaught qui est déclarée la propriété du roi ; sous Cromwell, le même système d’expropriation est appliqué aux trois autres, il est même question de vendre aux juifs toutes les terres d’Irlande ; sous Charles II, sous Guillaume III, on achève l’œuvre. Tous les gouvernemens de l’Angleterre, monarchie absolue des Tudors et des Stuarts, république, restauration, monarchie parlementaire, n’ont qu’une seule et même pensée, exclure les Irlandais de la propriété de l’Irlande. Avant 1847, les neuf dixièmes des propriétés avaient cette origine, un dixième seulement avait échappé à la confiscation.

Presque partout, la propriété est à son origine fondée sur la conquête, mais le temps lui a enlevé peu à peu ce caractère. Le séjour des conquérans au milieu du peuple conquis amène à la longue le mélange des races et la conformité des intérêts ; en Irlande au contraire, l’opposition était restée aussi vivace que le premier jour. Un nouvel élément, la religion, avait servi à tracer entre les vainqueurs et les vaincus une de ces lignes indélébiles de démarcation qui éternisent les haines. L’Angleterre devenue protestante avait voulu implanter de force le protestantisme en Irlande ; l’Irlande s’était