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avantage, la jouissance en commun amène partout les mêmes résultats, c’est-à-dire l’épuisement du sol et la pauvreté des cultivateurs. Cette pauvreté devient de plus en plus grande à mesure que la population s’accroît. On a vu 50 hectares de terre loués ainsi à 100 co-tenans; ils y vivaient dans la dernière misère, et n’arrivaient pas à payer la rente. Ce système était surtout en vigueur dans les régions les moins fertiles. Ces villages n’avaient presque pas de bétail, et les plus simples pratiques agricoles y étaient inconnues.

Le conacre ne valait guère mieux. Quand, pour une cause ou pour une autre, une assez grande dose de fertilité s’était accumulée dans un champ, ou le louait à un cultivateur, pour une seule récolte, à un prix exorbitant. Celui-ci le cultivait ordinairement en pommes de terre, et l’épuisait tant qu’il pouvait d’un seul coup. Si la récolte était assez abondante pour payer à la fois la rente et le travail, l’opération avait réussi, les deux associés prenaient la part qui leur revenait d’après le contrat; la terre seule avait souffert. Si au contraire la récolte était insuffisante pour tout payer, ce qui arrivait souvent, propriétaire et cultivateur se disputaient le produit. Le premier avait la loi pour lui, le second perdait sa peine ou prenait les armes. Dans la vallée d’Or, près de Limerick, on a vu des champs exploités en conacre se louer jusqu’à 1,000 francs l’hectare. On louait par demi-hectare, par quart d’hectare, quelquefois moins encore. « La concurrence pour la jouissance du sol, surtout quand il offre quelque fertilité, disait un témoin dans l’enquête de 1833, est si grande dans quelques parties de l’Irlande, qu’il n’est peut-être pas de rente demandée qui ne puisse être immédiatement promise. » Là, plus qu’ailleurs, promettre et tenir étaient deux; mais les deux contractans n’y regardaient pas de si près, ils avaient l’un et l’autre ce qu’ils voulaient, l’un la jouissance momentanée du sol, l’autre l’espoir d’une rente démesurée. Le règlement de compte arrivait ensuite comme il pouvait.

L’écobuage, qui ruine l’avenir au profit du présent, était fort usité, ce qui expliquait la grande étendue de terres incultes, bien que cultivables, qu’on rencontrait dans un pays où la terre cultivée était l’objet d’une concurrence si acharnée. Il faut en effet des années de jachère morte pour réparer le mal que font une ou deux mauvaises récoltes dans un sol écobué.

D’où venait cette différence immense, infinie, entre deux îles voisines, soumises en apparence aux mêmes lois, dont l’une, la moins fertile, pouvait payer des rentes de 75 francs par hectare, d’énormes impôts, des profits considérables, de forts salaires, et entretenir beaucoup mieux une population plus nombreuse, tandis que l’autre, la plus fertile, ne pouvait, avec une population moindre, payer que de faibles rentes, des profits et des impôts plus faibles encore, des