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cherches tout à fait spéciales. S’il a voulu donner une édition des bardes gallois qui pût être lue en Bretagne, l’idée est au moins malheureuse, car j’ose affirmer que ces chants, même tels qu’il les donne, seront inintelligibles pour les Bretons armoricains de nos jours. S’il a voulu faire une édition vraiment critique, les philologues n’auront-ils point de graves objections à faire en voyant interpréter, que dis-je ? constituer un texte gallois du vie siècle d’après le bas-breton du xixe ? M. de La Villemarqué en effet se permet parfois de faire au texte gallois, pour le rapprocher du dialecte armoricain, des changemens bien arbitraires. La franchise oblige à dire que ce volume, bien que renfermant d’importans renseignemens sur la littérature bardique, ne paraît pas digne de succéder aux Chants populaires de la Bretagne. C’est par ce dernier ouvrage que M. de La Villemarqué a vraiment bien mérité des études celtiques, en nous révélant une charmante littérature, où éclatent mieux que partout ailleurs ces traits de douceur, de fidélité, de résignation, de timide réserve, qui forment le caractère de la race bretonne[1].

Le thème de la poésie des bardes du vie siècle est simple et exclusivement héroïque ; ce sont toujours les grands motifs du patriotisme et de la gloire : absence complète de tout sentiment tendre, nulle trace d’amour, aucune idée religieuse bien arrêtée, si ce n’est un mysticisme vague et naturaliste, reste de l’enseignement druidique, et une philosophie morale, tout exprimée en triades, telle qu’elle s’enseignait dans l’école moitié bardique, moitié chrétienne de saint Cadoc[2]. L’opposition du bardisme au christianisme s’y révèle par une foule de traits originaux et touchans. La douceur et la ténacité du caractère breton peuvent seules expliquer comment une hétérodoxie aussi avouée se maintint en présence du christianisme dominant, et comment de saints personnages, Kolumkill par exemple, ont pu prendre la défense des bardes contre les rois qui voulaient les supprimer. Grâce à cette tolérance, le bardisme se continua jusqu’au cœur du moyen âge en une doctrine secrète, avec un langage convenu et des symboles empruntés presque tous à la divinité solaire d’Arthur. C’est un fort curieux spectacle que celui de cette révolte

  1. Non pas que ce curieux recueil doive être lui-même accepté sans contrôle, ni que la confiance absolue avec laquelle on l’a cité n’ait eu de graves inconvéniens. Nous croyons que quand M. de La Villemarqué veut commenter les morceaux qu’il aura l’éternel honneur d’avoir le premier mis au jour, sa critique est loin d’être à l’abri de tout reproche, et que la plupart des allusions historiques qu’il pense y trouver sont des hypothèses plus ingénieuses que solides ; mais cette opinion, que nous nous bornons à indiquer, n’empêcherait pas son livre de rester encore l’une des publications les plus intéressantes de ce siècle.
  2. Un des principaux docteurs de l’église bretonne, commun à l’Armorique et au pays de Galles.