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L’idée de la lutte contre l’étranger, l’antipathie du Saxon, n’apparaît pas une seule fois. Les héros des Mabinogion n’ont pas de patrie ; chacun combat pour montrer son excellence personnelle et par goût des aventures, mais non pour défendre une cause nationale. La Bretagne est l’univers : on ne suppose pas qu’en dehors du monde kymrique il y ait d’autres nations et d’autres races.

C’est par ce caractère d’idéal et de généralité que la fable d’Arthur exerça sur le monde entier un si étonnant prestige. Si Arthur n’avait été qu’un héros provincial, le défenseur plus ou moins heureux d’un petit pays, tous les peuples ne l’eussent pas adopté, pas plus qu’ils n’ont adopté le Marco des Serbes, le Robin Hood des Saxons. L’Arthur qui a séduit le monde est le chef d’un ordre égalitaire où tous s’asseoient à la même table, où l’homme ne vaut qu’à proportion de sa bravoure et de ses dons naturels. Qu’importaient au monde le sort d’une presqu’île ignorée et les combats livrés pour elle ? Ce qui l’a enchanté, c’est cette cour idéale où préside Cwenhwyvar (Genièvre), où autour de l’unité monarchique se réunit la fleur des héros, où les dames, aussi chastes que belles, n’aiment que suivant les lois de la chevalerie, où le temps se passe à écouter des contes, à apprendre la civilité et les belles manières. Voilà le secret de la magie de cette Table-Ronde autour de laquelle le moyen âge groupa toutes ses idées d’héroïsme, de beauté, de pudeur et d’amour. C’est en révélant à une société barbare l’idéal d’une société douce et polie qu’une tribu oubliée aux confins du monde imposa ses héros à l’Europe, et accomplit dans le domaine de l’imagination et du sentiment une révolution sans exemple peut-être dans l’histoire de l’esprit humain.

Si l’on compare en effet la littérature européenne avant l’introduction des romans kymriques sur le continent à ce qu’elle est depuis que les trouvères commencent à puiser aux sources bretonnes, on reconnaît sans peine qu’un élément nouveau s’est introduit dans la conception poétique des peuples chrétiens et l’a profondément modifiée. Le poème carlovingien, par sa contexture et les moyens qu’il met en œuvre, ne sort pas de la donnée classique. L’homme y agit par des mobiles fort analogues à ceux de l’épopée grecque. L’élément romantique par excellence, l’aventure, cet entraînement d’imagination qui fait courir sans cesse le guerrier breton après l’inconnu, la joute organisée en système de vie, rien de tout cela ne se fait jour encore. Roland ne diffère des héros d’Homère que par son armure : par le cœur, il est frère d’Ajax ou d’Achille. Perceval au contraire appartient à un autre monde, séparé par un abîme de celui où s’agitent les héros de l’antiquité.

C’est surtout en créant le caractère de la femme, en introduisant dans la poésie, auparavant dure et austère, du moyen âge les nuances