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leurs laborieuses découvertes. Il nous eût été facile et commode d’en prendre et d’en présenter seulement la fleur, mais nous aurions sacrifié la solidité à l’agrément, tandis que nous nous proposions de donner quelque chose de définitif et de complet sur ce sujet mille fois touché, jamais approfondi dans toutes ses parties, de faire en un mot, comme le dit Leibnitz, un véritable établissement sur ce point important de l’histoire littéraire du XVIIe siècle. La Rochefoucauld a donné à la France un genre de littérature agréable et sérieux, délicat et élevé, une école d’observateurs ingénieux de la nature humaine, dont le premier père est sans doute Montaigne, mais dont La Rochefoucauld est plus particulièrement le fondateur et le promoteur. Sans les Maximes et leur immense succès, comme sans les Portraits de Mademoiselle, nous n’eussions pas eu les Caractères de La Bruyère. Les Caractères sont en effet un heureux mélange des deux genres : ce sont des portraits, mais fort généralisés, ainsi que nous l’avons dit, des réflexions sur le cœur et l’esprit humain, sur les mœurs et sur la société, qui sont tout à fait de la famille des Maximes, mais empreintes d’une toute autre philosophie. Vauvenargues diffère encore plus de La Rochefoucauld que La Bruyère, mais il en vient aussi ; il prend tour à tour ses inspirations dans La Rochefoucauld et dans Pascal, surtout, il est vrai, dans son âme, dans cette âme mélancolique et fière qui, sous la régence, sous le règne de l’esprit en délire, lui dicta cette maxime, le meilleur abrégé de la philosophie la plus profonde : Les grandes pensées viennent du cœur.

Arrêtons-nous et résumons ce travail dans une dernière réflexion. Toute la littérature des maximes et des pensées est sortie du salon d’une femme aimable, retirée dans le coin d’un couvent, qui, n’ayant plus d’autre plaisir que celui de revenir sur elle-même, sur ce qu’elle avait vu et senti, sut donner ses goûts à sa société, dans laquelle se rencontra par hasard un homme de beaucoup d’esprit, qui avait en lui l’étoffe d’un grand écrivain.


VICTOR COUSIN.