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« Je crus hier tout le jour vous pouvoir renvoyer vos Maximes, mais il me fut impossible d’en trouver le tems. Je voulois vous esorire et m’estendre sur leur sujet. Je ne puis pas vous dire mon sentiment en détail. Tout ce qui me paroist en général, c’est qu’il y a en cet ouvrage beaucoup d’esprit, peu de bonté et force vérités que j’aurois ignorées toute ma vie, si l’on ne m’en avoit fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l’on ne connoist dans le monde ni honneur, ni bonté, ni probité. Je croyois qu’il y en pouvoit avoir. Cependant, après la lecture de cet escrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice, ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empescher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n’est pas bien escrit en françois, c’est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d’un homme de la cour que d’un auteur, et cela ne me déplaist pas. Ce que je puis vous en dire de plus vrai est que je les entends toutes comme si je les avois faites, quoique bien des gens y trouvent de l’obscurité en certains endroits[1]. Il y en a qui me charment, comme « l’esprit est toujours la dupe du cœur. » Je ne sçay si vous l’entendez comme moi, mais je l’entends, ce me semble, bien joliment. Et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours par son habileté et par ses raisonnemens faire faire au cœur ce qu’il veut. Il se trompe : il en est la dupe. C’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit. L’on suit tous ses mouvemens, malgré que l’on en ait, et l’on les suit mesme sans croire les suivre. Cela se connoist mieux en galanterie qu’aux autres actions ; et je me souviens de certains vers, sur ce sujet, qui ne seroient pas mal à propos :

La raison sans cesse raisonna
Et jamais n’a guéri personne.
Et le dépit le plus souvent
Rend plus amoureux que devant.

« Il y en a encore une qui me paroist bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu’on ne voit autre chose que des gens qui blasment le goust des autres : c’est celle qui dit que la félicité est dans le goust et non pas dans les choses. C’est pour avoir ce qu’on aime qu’on est heureux et non pas ce que les autres trouvent aimable. Mais ce qui m’a esté tout nouveau et que j’admire est que la paresse, toute languissante qu’elle est, destruit toutes les passions. Il est vrai, et l’on a bien fouillé dans l’âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable, que nulle de ces maximes ne l’est davantage, et je suis ravie de sçavoir que c’est à la paresse à qui l’on a l’obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu’à présent l’on la doit estimer comme la seule vertu qu’il y a dans le monde, puisque c’est elle qui déracine tous les vices. Comme j’ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu’elle ait un si grand mérite.

« Que dites-vous aussi, madame, de ce que chacun se fait un extérieur et

  1. Mme de Sévigné dit aussi : « À ma honte, il y en a que je n’entends pas du tout. »