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ne va pas jusqu’au jansénisme, on s’arrête, avec La Rochefoucauld, à un égoïsme sans limite et sans remède.

Voici deux lettres favorables à La Rochefoucauld :


« À considérer superficiellement l’escrit que vous m’avez envoyé, il semble tout à fait malin, et il ressemble fort à la production d’un esprit orgueilleux, satyrique, ennemi déclaré du bien sous quelque visage qu’il paroisse, partisan très passioné du mal auquel il attribue tout, qui querelle toutes les vertus, et qui doit enfin passer pour le destructeur de la morale et pour l’empoisonneur de toutes les bonnes actions, qu’il veut absolument qui passent pour autant de vices déguisés[1]. Mais quand on le lit avec un peu de cet esprit pénétrant qui va bientost jusqu’au fond des choses pour y trouver le fin, le délicat et le solide, on est contraint d’avouer, ce que je vous déclare, qu’il n’y a rien de plus fort, de plus véritable, de plus philosophe, ni mesme de plus chrestien. C’est une morale très délicate qui exprime d’une manière peu connue aux anciens philosophes et aux nouveaux pédans la nature des passions qui se travestissent dans nous si souvent en vertus. C’est la découverte du foible de la sagesse humaine et de ce qu’on appelle force d’esprit. C’est une satyre très ingénieuse de la corruption de la nature par le pesché originel, de l’amour-propre et de l’orgueil, et de la malignité de l’esprit humain qui corrompt tout quand il agit de soi-mesme sans l’esprit de Dieu. C’est une agréable description de ce qui se fait par les plus honnestes gens quand ils n’ont point d’autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison sans la grâce. C’est une école de l’humilité chrestienne où nous pouvons apprendre les défauts de ce que l’on appelle si mal à propos nos vertus. C’est un parfaitement beau commentaire du texte de saint Augustin, qui dit que toutes les vertus des infidelles sont des vices. C’est un anti-Sénèque qui abat l’orgueil du faux sage que le superbe philosophe élève à l’égal de Jupiter… Enfin, pour dire nettement mon sentiment, quoiqu’il y ait partout des paradoxes, ces paradoxes sont pourtant très véritables, pourvu qu’on demeure toujours dans les termes de la vertu morale et de la raison naturelle sans la grâce. Il n’y en a point que je ne soutienne, et il y en a mesme plusieurs qui s’accordent parfaitement avec les sentimens de l’Ecclésiastique, qui contient la morale du Saint-Esprit. Enfin je n’y trouve rien à reprendre que ce qu’il dit, qu’on ne loue jamais que pour estre loué, car je vous jure que je ne prétends nulles louanges de celles que je suis obligé de lui donner ; et dans l’humeur où je suis, je lui en donnerois bien d’autres. Mais il y a là-bas un fort honneste homme qui m’attend dans son carrosse pour me mener faire l’essai de vostre chocolat. Vous y avez quelque intérest, et moi aussi, parce que vous estes de moitié avec Mme la princesse de Guimené pour m’en faire ma provision[2]. »

  1. Ces petites incorrections, qui de la conversation passent dans le style, trahissent un homme qui n’est pas un auteur.
  2. Sur cette fin, on serait fort tenté de soupçonner Arnauld d’Andilly, ami bien connu de Mme de Guymenée comme de Mme de Sablé ; mais ce n’est pas sa belle écriture.