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mémoire étendu et habile composé par lui en 1649, à la fin de la première fronde, pour être communiqué à Mazarin. Retz a fait cette remarque que « l’air de honte et de timidité qu’avait La Rochefoucauld dans la vie ordinaire s’était tourné dans les affaires en air d’apologie, et qu’il croyait toujours en avoir besoin. » La pièce qui est entre nos mains, et qui n’a jamais vu le jour, est en effet intitulée : Apologie de M. le prince de Marsillac. Quand elle paraîtra, tout ce que nous avons dit des motifs intéressés et personnels qui engagèrent La Rochefoucauld dans la guerre civile semblera bien faible devant les explications qu’il y donne lui-même de sa conduite ; mais en même temps on y reconnaîtra tous les caractères de son talent, je ne sais quoi de spirituel, d’aisé, d’agréable à la fois et de mordant. Le Portrait de La Rochefoucauld partait donc d’une plume exercée ; il annonçait l’auteur des Maximes, son style et aussi plus d’une de ses pensées. Le futur apologiste de l’égoïsme ne se révèle-t-il pas dans le superbe contempteur des misérables, qui veut bien qu’on soulage leur affliction, mais sans la partager, qui laisse au peuple la pitié, et interdit à l’homme d’esprit de souffrir parce que d’autres souffrent ? « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrois ne l’y être point du tout. Cependant il n’est rien que je ne fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder bien soigneusement d’en avoir. C’est une passion qui n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affoiblir le cœur, et qu’on doit laisser au peuple. » Voilà en quelque sorte le stoïcisme de l’indifférence. On s’aperçoit bien aussi que La Rochefoucauld commence à faire la cour à Mme de La Fayette, car il parle de l’amour bien autrement qu’il fera dans les Maximes ; il le célèbre comme un grand sentiment, et qui se peut même accommoder avec la plus austère vertu ; il dit que si jamais il aime, ce sera avec cette force et cette délicatesse : déclaration bien engageante pour Mme de La Fayette, mais il la gâte en ajoutant qu’il doute fort s’il est capable d’aimer. D’ailleurs ce Portrait de La Rochefoucauld peint à merveille la disposition d’esprit où il était en 1659, son goût pour les lettres, ses premiers essais et l’intention de les poursuivre : « J’aime la lecture en général, surtout j’ai une extrême satisfaction à lire avec une personne d’esprit, car de cette sorte on réfléchit à tous momens sur ce qu’on lit, et des réflexions que l’on fait il se forme une conversation la plus agréable du monde et la plus utile… La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus ; j’aime qu’elle soit sérieuse