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Il avait infiniment d’esprit et d’agrément dans l’esprit, et il y joignait la délicatesse et le goût. Dans le monde où il vivait, entre Condé et sa sœur, entre Retz et la Palatine, chez Mademoiselle et même chez Mme de Sablé, le ton du grand seigneur devait dominer. On lui savait gré de la malice, de la vivacité, de la grâce de ses pensées et de son style, pourvu que l’air aisé et une certaine négligence de grand goût y fussent toujours, sans quoi on eût trouvé qu’il dérogeait. Aussi M. le duc de La Rochefoucauld se donne-t-il l’air de produire tout ce qu’il fait sans nul effort et sans mettre enseigne, comme dit Pascal, en honnête homme et nullement en homme du métier, et pourtant il en est. Il porte le soin du bon style jusqu’au raffinement, et ce travail secret et qui ne se sent pas l’a conduit à une perfection que son rival a trop souvent manquée.

La Rochefoucauld était scrupuleux et réfléchi jusqu’à l’irrésolution en toutes choses. Il n’avait pas de ces instincts puissans qui poussent malgré eux certains hommes. Il se battait bien par honneur, mais il n’a jamais eu aucune des inspirations de l’homme de guerre. Cette grande passion pour Mme de Longueville, qui, dit-on, l’entraîna dans la fronde, commença, c’est lui-même qui nous l’apprend, par un calcul, par la considération des avantages qu’il pourrait tirer de cette liaison pour sa fortune, en gagnant le frère par la sœur. Il n’était pas non plus un véritable homme de parti, n’ayant ni la fermeté d’esprit ni la constance nécessaires, entrant aisément dans une affaire et en sortant de même, s’étant mêlé d’intrigues dès son enfance, comme le dit Retz, sans en avoir poussé aucune à fond, ne s’attachant à rien fortement et cherchant toujours son intérêt au milieu de tous les mouvemens contraires. Enfin, comme Retz le conclut fort bien aussi, avec sa raison, sa douceur et une facilité de mœurs fort voisine d’une élégante indifférence, il était né pour être « le courtisan le plus poli de son siècle et le plus honnête homme à l’égard de la vie commune. »

C’était là sa vraie carrière ; il s’y était réduit après la fronde. Il fit sa paix avec Mazarin ; il arrangea ses affaires, il poussa habilement son fils Marsillac auprès du roi ; il ouvrit sa maison, y reçut la plus brillante compagnie, se lia avec plusieurs membres de l’Académie française, et plus tard, après les succès de son livre, il en aurait été, on le lui offrit même, mais il ne se sentit pas le courage, ce semble assez facile, de prononcer le compliment d’usage. C’est en 1659 qu’il débuta devant le public avec son Portrait fait pour lui-même, inséré dans une des éditions des Portraits de Mademoiselle. Ce petit écrit montre bien que La Rochefoucauld n’était pas novice dans l’art d’exprimer heureusement ses pensées. Nous avons sous les yeux plus d’une lettre inédite de la première moitié de sa vie, où perce déjà le soin précoce de bien dire et de bien écrire ; nous possédons même un