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naturel. Qui jamais se serait attendu à trouver sous cette plume austère des pensées telles que celles-ci : » Toutes les sottises et les injustices que je ne fais pas m’émeuvent la bile. » — « Je ne serais ni de l’humeur de Démocrite, ni de celle d’Héraclite ; je prendrais un tiers-parti pour mon naturel, d’être tous les jours en colère contre tout le monde. » — « Un peu de beau temps, un bon mot, une louange, une caresse me tirent d’une profonde tristesse, dont je n’ai pu me tirer par aucun effort de méditation. Quelle machine que mon âme, quel abîme de misère et de faiblesse ! » — « J’ai une expérience réglée d’un certain tour que fait mon esprit du trouble au repos, du repos au trouble, sans que jamais la cause ni de l’un ni de l’autre cesse, mais seulement parce que, la roue tournant, il se trouve tantôt dessus, tantôt dessous. » — « Mon sort est différent du vôtre : vous changez souvent d’état, et moi je suis à la même place ; nous sommes pourtant tous deux également tourmentés : vous roulez dans les flots, et je les sens rouler sur moi. » N’est-ce pas l’âme même de Port-Royal qui a dicté les pensées suivantes : « Cinq ou six pendards partagent la meilleure partie du monde et la plus riche ? C’en est assez pour nous faire juger quel bien c’est devant Dieu que les richesses. » — « On se sert du prétexte de ce que l’on mendie pour ne pas donner à l’hôpital, et de l’hôpital pour ne pas donner aux mendians. » — « On doit plus craindre d’avoir trop à l’heure de la mort que trop peu pendant la vie. » Voici maintenant des pensées qui rappellent davantage celles de Mme de Sablé : « Nous voulons tellement plaire, que nous ne voulons pas déplaire aux autres lorsque nous nous déplaisons à nous-mêmes, et que nous voulons plaire à ceux qui nous déplaisent. » — « Les louanges, quoique fausses, quoique ridicules, quoique non crues ni par celui qui loue ni par celui qui est loué, ne laissent pas de plaire ; et si elles ne plaisent pas par un autre motif, elles plaisent au moins par la dépendance et par l’assujettissement qu’elles marquent de celui qui loue. »

Il est à nos yeux de la dernière évidence que nous n’aurions point le livre des Pensées de Pascal et qu’Arnauld, Nicole et Etienne Perier n’auraient jamais songé à réduire sous ce titre et à mettre sous cette forme ce qu’ils avaient recueilli des papiers de l’auteur des Provinciales, s’ils n’eussent trouvé autour d’eux cette forme et ce titre en honneur et presqu’à la mode, surtout depuis l’immense succès de l’ouvrage de La Rochefoucauld. Nous allons plus loin : nous croyons fort vraisemblable que Pascal a composé plusieurs de ses pensées pour la compagnie d’élite qui s’assemblait à Port-Royal ou du moins en vue ou en souvenir d’elle. Dès l’origine[1], il y

  1. A peu près vers 1655 ou 1656. La Princesse de Paphlagonie prouve que Mme de Sablé était retirée à Port-Royal en 1659, quand cet ouvrage parut ; mais il ne faut pas oublier que, s’il parut en 1659, il fut composé en 1658 ; de plus, la lettre de Mme de Choisy sur le jansénisme (voyez notre premier article), qui est de la fin de l’année 1655, semble indiquer qu’alors Mme de Sablé habitait déjà Port-Royal, puisque la spirituelle chancelière remet sa dispute avec la marquise au temps où elle ira au Luxembourg, ce qui marque bien que Mme de Sablé n’était plus à la Place-Royale, mais aux environs du Luxembourg, dans le quartier Saint-Jacques.