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prières. Il était grand, d’une maigreur effrayante. Un visage jaune, des yeux éteints, la tête constamment penchée sur sa poitrine, tout accusait en lui les ravages d’une grande douleur. Jamais on ne l’avait vu sourire, jamais il ne cherchait à égayer le fond de ses tristes pensées. Toujours taciturne, il ne répondait que par des monosyllabes et s’enveloppait dans sa douleur. Sa charité, sa douceur, ses souffrances, le mystère de son amour, avaient inspiré à tout le monde une tendre pitié. Sévère pour lui-même, il était plein d’indulgence pour les autres, surtout quand il s’agissait des faiblesses du cœur. On allait le consulter comme un oracle, on implorait sa bénédiction. Tous les jours de l’année, quelque temps qu’il fît, il passait par le village de La Rosâ pour se rendre dans une petite ville voisine où était enterrée celle que le nombre des années et les consolations de la religion n’avaient pu lui faire oublier. Là, se prosternant sur la pierre de sa tombe, qu’il couvrait de fleurs et de larmes, il passait des heures entières dans une profonde méditation; puis il s’en revenait silencieux et triste, les yeux tout rouges et le visage défait. Lorsque les enfans de La Rosâ l’apercevaient de loin, ils s’écriaient : Ecco il santo, il santo, voici le saint! et ils couraient au-devant de lui, touchant du bout des doigts les plis de sa soutane et faisant ensuite le signe de la croix.

Parmi les enfans qui accouraient ainsi au-devant de l’abbé, il y en avait un surtout qui était toujours le premier à guetter son passage. Il s’agenouillait sur la route, et, les mains jointes sur sa poitrine, il lui disait avec une grâce charmante : Santo padre, bénissez-moi! Ce joli enfant avait fait impression sur le pauvre abbé, c’était comme un rayon de soleil qui avait pénétré dans son âme. Un jour que Lorenzo, c’était le nom de l’enfant, demandait à l’abbé sa bénédiction ordinaire, il lui offrit quelques fleurs en disant : Tenez, santo padre, ajoutez-les aux vôtres. Vivement ému, le pauvre abbé fondit en larmes, prit l’enfant dans ses bras, le couvrit de baisers, et le remit à sa mère sans proférer une parole. Depuis ce jour, il souriait en passant aux doux regards de Lorenzo, et s’arrêtait pour le caresser. Tout le monde fut émerveillé de cet incident, toutes les mères enviaient le bonheur de Catarina Sarti.

Catarina était la veuve de l’un de ces petits nobles vénitiens à qui les grands seigneurs du livre d’or abandonnaient volontiers les fonctions subalternes de l’état. Son mari était mort consul de la république dans un port de l’Orient et l’avait laissée avec un enfant et sans fortune. Catarina, encore jeune, était une très jolie personne, d’une rare distinction de manières et de sentimens. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait un riche sénateur dont son mari avait été le client. Son enfant, Lorenzo, était à la fois le charme et la