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compagnie d’élite qui prit rapidement une place considérable dans le beau monde d’alors, et subsista assez longtemps. Si nous voulions donner un nom à cette société, nous l’appellerions la société mondaine de Port-Royal, car Port-Royal et ses amis en faisaient le fond, et c’est de là qu’elle a tiré le trait qui la distingue : le sérieux y dominait, sans que l’agréable en fût exclu.

Les portefeuilles de Valant sont en quelque sorte les archives de la société de Mme de Sablé, comme les recueils de Conrart sont celles de la société de Mlle de Scudéry : ils montrent clairement quelles étaient les occupations favorites du cercle intime de la marquise. Sans doute il y a de tout dans ces portefeuilles, des vers et de la littérature légère ; mais la plupart des pièces qu’on y trouve ont un autre caractère et un objet plus relevé. Dans ce coin de Port-Royal, on cultivait de préférence la théologie, la physique elle-même et aussi la métaphysique, surtout la morale prise dans sa signification la plus étendue. Par exemple, c’est chez Mme de Sablé, en 1663, que se tinrent des conférences sur le calvinisme, dont une sorte de procès-verbal nous a été conservé. Lorsque Rohault inventa ses tuyaux de verre pour servir aux expériences barométriques que Pascal avait mises en vogue, le marquis de Sourdis lut ou communiqua un écrit de sa façon intitulé : Pourquoi l’eau monte dans un petit tuyau, etc. Le cartésianisme, qui agitait alors tous les esprits à Paris et en province, qu’on attaquait chez les jésuites, qu’on défendait à Port-Royal et à l’Oratoire, qui pénétrait dans les universités et dans les cloîtres même, que Retz discutait dans sa retraite de Commercy[1], qui faisait enfin l’objet de tous les entretiens d’un bout de la France à l’autre, depuis les Rochers de Mme de Sévigné, dans le fond de la Bretagne, jusqu’au château de Mme de Grignan, sur les bords de la Durance, le cartésianisme troublait aussi le salon de Mme de Sablé. On y prenait parti pour et contre, et on y lisait des Pensées sur les opinions de M. Descartes, résumé d’une conférence qu’un habitué de la société avait eue avec un habile homme, d’un esprit indépendant, M. de La Clausure. Nous savions qu’après avoir composé le discom’S qui est en tête de la première édition de la Logique de Port-Royal, Arnauld le soumit en manuscrit[2] à l’aimable et sérieuse marquise ; les portefeuilles de Valant nous apprennent que celle-ci le goûta fort et l’adressa avec son avis à un M. de La Brosse, que nous ne connaissons pas, mais qui paraît avoir été un homme de mérite, à en

  1. Voyez, dans nos Fragmens de philosophie cartésienne, le morceau intitulé le Cardinal de Retz cartésien.
  2. Œuvres d’Arnauld, t. Ier, p. 206. La lettre d’Arnauld est du 19 avril 1660 ; la première édition de la Logique est de 1662 ; cette édition ne contient que le discours d’Arnauld ; Nicole est l’auteur du second discours ajouté dans les éditions qui ont suivi.