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le spectacle de la société moderne, où il voyait le triomphe de la volonté humaine, tout en regrettant celle qui a disparu et qui avait emporté ses plus chères espérances. Homme très éclairé et capable de parcourir avec succès bien des carrières, il n’a jamais voulu se laisser absorber par aucune occupation exclusive qui aurait pu empêcher sa belle intelligence de voir passer le monde, comme il disait volontiers, et d’en étudier la marche providentielle. Il avait surtout un dédain suprême pour tout ce qui touchait de près ou de loin à la condition de l’homme de lettres, Vivre du trafic de sa pensée, capter les suffrages de la foule par des tours de bel esprit, lui paraissait être le dernier degré d’abaissement où peut descendre un homme qui a le sentiment de sa dignité.

Deux femmes, Beata et Frédérique, se partagent à peu près la vie du chevalier Sarti. L’une, fille de patriciens, s’élève dans ses souvenirs comme une image radieuse de la poésie de la jeunesse et d’un monde enchanté dont elle était l’ornement; l’autre, d’une origine moins noble et aussi d’un type moins pur, présente dans son caractère les dissonances douloureuses de la société contemporaine. Beata et Frédérique, qui diffèrent entre elles par un si grand nombre de contrastes, se ressemblent pourtant assez pour que le chevalier ait pu trouver dans la dernière affection qui a rempli son cœur la dolce rimembranza d’un idéal adoré. On va juger d’ailleurs de ce qu’a été ce double amour; on va suivre dans notre récit, écho fidèle des confidences du chevalier, cette destinée qui n’a été pour ainsi dire, dans ses loisirs féconds, dans ses alternatives de calme et d’activité morale, qu’un long effort pour résoudre l’éternel problème du beau et du bien.


I.

Dans une province de l’ancienne république de Venise vivait vers la fin du siècle dernier un prêtre de cinquante ans, qui, par l’ausérité de ses mœurs et l’abondance de ses aumônes, s’était acquis la réputation d’un saint. Fils d’un grand seigneur, on disait que, pour expier une passion qui contrariait les vues ambitieuses de son père, il avait passé quinze ans dans une prison d’état. Il n’en était sorti qu’à la mort de la femme qui avait été la cause innocente de ses malheurs. Il embrassa alors la carrière ecclésiastique; mais, fatigué par les chagrins et les privations d’une longue captivité, il lui avait été impossible d’accepter un rôle actif dans la milice de l’église. Il vivait avec un frère qui par sa sollicitude cherchait à cicatriser les profondes blessures de la tyrannie paternelle. On disait dans le peuple des environs que ce prêtre ne se nourrissait que de cendres et de