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ingénieux et mordans aux scènes rustiques et émouvantes. C’est toujours le peuple que peint le romancier suisse, comme dans le charmant roman d’Uli le Valet de Ferme; mais ici, c’est un ouvrier compagnon qu’il prend pour le jeter au milieu de tout ce monde radical et communiste de la Suisse. A peine sorti de son village, le pauvre Jacob se forme assez vite aux manières nouvelles, et la vieille société n’a qu’à se bien tenir. Voici pourtant qu’à Zurich il tombe chez un patron grand orateur des clubs et cent fois plus despote qu’un aristocrate. A Genève, il va se mêler à une émeute où il n’a que faire, et il en revient à demi mort. Abandonné de tous, sans ressources, il n’a que le temps, au sortir d’un hôpital, de s’enfuir dans les campagnes de la Suisse française, où il est recueilli, mourant de froid et de faim, par de pauvres gens qui n’ont guère ouï parler du communisme, de l’amour libre et de l’égale répartition des biens. Ici la guérison commence, la contagion du bien se fait sentir, les impressions premières se réveillent, et produisent sur le pauvre Jacob l’effet attendrissant des sons de la cloche du soir, quand il était près de sa grand’mère, et peu à peu il revient au village en invoquant le « chez soi ! chez soi ! » après une série d’aventures singulières. On voit ce qu’il y a de commun dans le Mémorial de Famille et dans le Tour de Jacob le Compagnon : c’est la pensée de la vie de famille supérieure aux tracasseries, aux tentations, aux désordres, et servant en quelque sorte d’ancre dans la tempête. Dans les deux romans, il y a la part de l’épreuve, mais sans rien d’irréparable encore. Ces héros si divers se retrouvent au même port, avec un horizon calme et serein : les routes ont été différentes pour eux, le but est le même.

Il est bien vrai cependant que pour des sociétés comme les nôtres il peut y avoir d’autres genres de lutte et des destinées qui, dans la voie où elles sont, ne peuvent trouver que l’impossible au bout; il y a des types saisissans et d’un caractère presque exceptionnel. On en a de nos jours poussé jusqu’à l’excès la reproduction. C’est toute une autre littérature, à laquelle appartient le Journal d’une Jeune Fille, de M. Arnould Fremy. Si les détails du récit de M. Fremy sont souvent vulgaires et usés, le fond d’ailleurs ne laisse point d’avoir son intérêt de vérité émouvante. N’est-ce point en effet une histoire propre à notre temps que cette histoire d’une jeune fille tombée dans la détresse avec une éducation libérale et des goûts élevés, réduite à vivre, avec sa mère, de quelques leçons de musique, et bientôt privée par la maladie de cette dernière ressource elle-même ? Une de ses amies vient à son aide et lui donne, dans un château du Nivernais, une de ces positions qui ne sont point la domesticité, mais qui en approchent. Ici c’est un autre genre de lutte : c’est la révolte du sang, des souvenirs, de la vanité. Comment échapper à cette situation ? La jeune fille n’en sortira pas, elle y succombera; elle aimera le fils de la maison durant une absence de la famille, et cette passion sera pleine d’orages, d’impossibilités ; elle transformera l’honnêteté de la veille en oubli de toute pudeur. La jeune fille deviendra publiquement la maîtresse du jeune homme sous le même toit où la mère reste une sorte de femme de charge, et ainsi jusqu’au dernier moment, où cette triste héroïne meurt de honte, de chagrin, ou par le poison peut-être. La première partie du Journal publié par M. Fremy, celle qui raconte cette vie précaire de la