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politique que pour l’éclairer, l’élever et lui donner l’étendue. Là où l’imagination empiète et substitue ses propres conceptions, ses habitudes, aux vues et aux procédés de la raison positive qui s’inspire des faits, le chimérique et le romanesque naissent bientôt La pensée politique y perd son caractère pratique et réel, la pensée littéraire y laisse son indépendance et son prestige. Tout se confond dans une sorte de fantasmagorique transformation. S’il y a donc une juste combinaison de ces élémens divers qu’il n’est donné qu’à des natures exceptionnelles de réaliser, il y a aussi des limites qu’il faut savoir maintenir pour le bien de tous. La politique a son domaine, sa voie, ses conditions; la littérature a sa route distincte, elle suit le mouvement des choses. Au milieu des entraînemens et des réactions qui remplissent un temps, elle intervient quelquefois comme une auxiliaire utile, plus souvent comme l’expression indépendante de ce travail permanent des choses et des idées, expression incertaine et confuse par momens, mais où le regard pénétrant peut apercevoir les secrets, les contradictions et les luttes d’une vie sociale éprouvée. Là est toujours l’intérêt de l’histoire intellectuelle, qui côtoie de toutes parts l’histoire politique et l’histoire morale. Suivez le mouvement des productions purement littéraires : il y a aujourd’hui des œuvres qui portent la visible empreinte des réactions morales contemporaines; il en est d’autres qui vont chercher encore, pour la mettre à nu et la peindre, quelqu’une de ces situations obscures et poignantes perdues dans une société encombrée; il est des livres vieux de trente ans, et qui trouvent un succès nouveau comme pour mieux marquer les changemens de l’esprit littéraire. Tout se mêle ainsi.

Ce n’est point le hasard assurément qui fait naître d’une même inspiration des œuvres conçues dans des pays différens, écrites dans des langues différentes, telles que le Mémorial de Famille, de M, É. Souvestre, et le Tour de Jacob le Compagnon, de Jérémias Gotthelf, le romancier suisse. Tout diffère dans les détails de ces œuvres, seule la pensée est au fond identique : pensée d’apaisement et de retour à une manière plus saine d’entendre la vie de tous les jours. L’auteur du Mémorial de Famille prend un jeune ménage à l’instant où il se forme, et il l’accompagne pas à pas dans cette longue carrière, douce et rude à la fois, d’une existence réglée. Les contrariétés qui viennent à la traverse, les nuages qui s’élèvent, les chocs intimes, les enfans qui grandissent et amènent dans le foyer les prévisions soucieuses, la lutte des goûts et des penchans souvent illimités contre des ressources matérielles bornées, tous ces détails d’un intérieur simple et bourgeois, M. Souvestre les décrit d’une plume honnête et sérieuse, avec un art plus préoccupé de rester sensé et moral que d’intéresser par les coups de théâtre. C’est un livre qu’on peut lire dans le foyer, un jour où l’on a eu quelque illusion trop vive, pour se remettre d’accord avec la réalité. Le roman de M. Souvestre ne finit pas, il est vrai; il s’arrête au moment où les enfans à leur tour vont prendre leur essor. Et n’en est-il pas de même de la vie ordinaire ? C’est un drame qui finit pour les uns, qui recommence pour les autres, semblable à ces ondulations des mers qui vont en s’étendant, puis disparaissent pour faire place à des ondulations nouvelles. Le livre de Jérémias Gotthelf a sans doute une destination plus populaire. La satire s’y mêle à la poésie, les portraits