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sens et qui sont toujours un des élémens de l’histoire contemporaine ? Ce sont ces disparitions successives d’hommes qui ont eu leur rôle et leur influence soit dans la politique, soit dans les lettres, soit dans toute autre sphère de l’activité publique. Le monde ne s’arrête pas, ce sont les hommes qui restent en route, emportant avec eux l’un après l’autre l’esprit de leur génération et de leur temps. Il y a peu de jours mourait, près de Bordeaux, un homme qui avait eu une de ces destinées politiques si communes à notre époque, — une rapide élévation suivie d’une chute plus rapide encore ; c’est M. de Peyronnet, l’un des anciens ministres de la restauration, l’un des signataires des ordonnances d’où sortit la révolution de 1830. Esprit ferme et hautain, M. de Peyronnet avait d’avance sans doute mesuré le péril au-devant duquel il eût mieux valu ne pas aller; aussi, les événemens une fois accomplis, porta-t-il avec une certaine fierté virile sa part de responsabilité. Depuis, il s’était retiré près de Bordeaux, vivant à la campagne, s’occupant de littérature, faisant même des vers, entretenant en un mot son active et ardente nature, et c’est là qu’il est mort dans un âge avancé. Plus près de nous encore vient de disparaître presque subitement un homme dont le nom a sa place dans l’histoire de la publicité contemporaine, c’est M. Armand Berlin, directeur du Journal des Débats. M. Armand Berlin avait recueilli une tradition qu’il avait su conserver, et c’est ainsi qu’il avait maintenu au journal qu’il dirigeait une autorité perpétuée à travers bien des événemens depuis le commencement de ce siècle. S’il faut enfin étendre son regard hors de la France, une des pertes récentes les plus sensibles à coup sûr pour le monde politique en Europe, c’est celle de M. de Radowitz, qui vient de mourir en Prusse. La politique de l’ancien ministre du roi de Prusse a laissé bien des doutes; le caractère élevé de l’homme n’en laisse aucun. Il est certainement peu de faits plus honorables pour un personnage public que le témoignage attendri et ému que le roi Frédéric-Guillaume donnait à M. de Radowitz au moment où il était forcé de se séparer de lui en 1850. Et quel moment que celui-là! On n’a point oublié ce duel engagé entre l’Autriche et la Prusse, audacieusement soutenu au nom du cabinet impérial par le prince Schwarzenberg. D’un côté, c’était le génie de l’action allant droit au but, pressant les événemens, et raffermissant par la plus vigoureuse initiative la fortune de l’Autriche; de l’autre, c’était le ministre du roi Frédéric-Guillaume se préparant à la lutte, sachant bien qu’il s’agissait après tout du rôle et de l’avenir de la Prusse, mais peu sûr peut-être de la parfaite efficacité de sa politique et se sentant plier sous le poids d’une telle responsabilité. Chez le prince Schwarzenberg, le soldat se retrouvait dans le ministre et dans le diplomate. Chez M. de Radowitz, c’était le penseur, l’homme accoutumé à délibérer avec lui-même, à vivre avec les créations de son esprit, souvent assez différentes de la réalité, tant il est vrai que de nos jours la littérature se glisse partout!

Ainsi l’intelligence philosophique et littéraire vient souvent se mêler à l’intelligence politique. Ce n’est pas qu’en elle-même cette alliance ne soit simple et féconde : qu’y a-t-il de mieux fait pour marcher ensemble que l’art de conduire les hommes et l’art de les dominer par la supériorité d’un esprit cultivé ? Que faut-il seulement pour laisser à cet accord tout son prix ? Il faut que la culture littéraire ne se combine avec l’instinct