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larmes ; mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse et inexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de ne pouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loi et la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frère était tombé dans un morne désespoir : l’infortuné avait attenté à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l’avait surpris dans l’accomplissement de sa coupable résolution, et lui avait arraché l’arme meurtrière dont il allait se frapper. Il était enfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux, et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu’un sur la terre pouvait le sauver, c’était assurément son frère.

Ainsi en avait jugé sa pauvre femme ; elle s’était jetée dans une voiture, et seule, par la nuit et l’orage, était venue à moi comme à son seul recours dans cette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds, me suppliant de l’accompagner à la ville. Je ne balançai pas un instant ; ta bonne mère, frappée non moins que moi par l’affreuse nouvelle, prévoyant bien ce qu’on demandait de nous, me cria encore au moment où je montais en voiture : — Oh ! sauve-le ! n’épargne rien ; j’approuve tout ce que tu feras.

Le cocher, qui heureusement connaissait très bien le chemin, fouetta ses chevaux, et, plus vite que le vent, nous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles, Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu ne sauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ; mes cheveux blanchis avant l’âge sont le triste souvenir des anxiétés que j’éprouvai…. Courage, mon enfant, écoute jusqu’au bout.

La jeune fille, comme écrasée par ces tristes révélations, fixait un regard plein d’anxiété sur son père. Celui-ci poursuivit.

— Il est inutile de te peindre l’état de désespoir et d’égarement dans lequel je trouvai mon malheureux frère, et de te dire pendant combien d’heures je dus lutter pour faire pénétrer une faible lueur d’espérance dans son esprit troublé. Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver son honneur et en même temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il me fallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantie des dettes de mon frère : le manoir de nos aïeux, la dot de ta mère, tout ton héritage, Lénora ; il fallait tout aventurer avec la certitude d’en perdre sans retour la plus grande partie. À cette condition, l’honneur de mon frère était sauf ; à cette condition, il renonçait à son dessein d’échapper à la honte par la mort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire il ne supposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j’avais, moi, la conviction qu’il exécuterait son criminel projet, si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grand sacrifice. Et cependant je n’osais m’y résoudre.

— Oh ! s’écria Lénora avec terreur, mon père ! mon père ! vous avez refusé ?… Un sourire de bonheur apparut sur le visage du gentilhomme, et au lieu de s’émouvoir de l’exclamation accusatrice de sa fille, son regard s’éclaircit, son front se redressa digne et fier, et il reprit d’une voix plus ferme :

— Ah ! Lénora, j’aimais mon frère ; mais je t’aimais plus encore, toi, mon unique enfant. Ce qu’on me demandait, c’était la misère pour toi et pour ta mère… Mon cœur se brisait entre cette pensée déchirante et le spectacle de l’inexprimable désespoir que j’avais sous les yeux. Enfin la générosité