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visage de M. de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler la terrifiante émotion qui l’accablait, il couvrit de la main son front et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspiration qui le sauvât de la perplexité où il se trouvait. Lorsque son hôte eut cessé de parler, il découvrit son visage : un calme sourire y paraissait seul.

— Du château-margaux ? demanda-t-il ; comme vous voudrez, monsieur Denecker. Et se tournant vers le domestique :

— Jean, dit-il, une bouteille de château-margaux ! À gauche, dans le troisième caveau…

Le jeune paysan regarda son maître, bouche béante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue, et murmura quelques mots inintelligibles.

— Excusez-moi, dit le gentilhomme en se levant ; il ne la trouverait pas. C’est l’affaire d’un instant.

Il descendit l’escalier, entra dans la cuisine, y prit la troisième bouteille préparée et se rendit à la cave.

Là, seul, il s’arrêta et reprit haleine en se disant à lui-même : — Château-margaux ! hochheimer ! champagne ! Et rien que cette bouteille de bordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir ! Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide !

Il remonta l’escalier, et reparut souriant dans la salle à manger, le tire-bouchon planté sur l’unique bouteille. Pendant son absence, Léonora avait fait changer les verres.

— Ce vin a vingt ans d’âge au moins ; j’espère qu’il vous plaira, dit le gentilhomme, tandis qu’il remplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociant l’effet de son stratagème.

À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à son verre, qu’il l’éloigna, et s’écria d’un ton désappointé : — Il y a méprise sans doute ; c’est le même vin !

M. de Vlierbecke, feignant la surprise, goûta le vin à son tour, et dit : — En effet, je me suis trompé ; mais la bouteille est débouchée, si nous la vidions d’abord ? Nous en avons le temps.

— Comme il vous plaira, répondit le négociant, à la condition toutefois que vous me seconderez mieux. Nous nous hâterons davantage.

Le vin décrut aussi peu à peu dans la troisième bouteille, jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que deux ou trois verres.

Le gentilhomme ne put cacher plus longtemps son émotion. Il détournait bien la vue de la bouteille, mais son regard s’y reportait chaque fois avec une anxiété plus profonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot : château-margaux, qui devait le couvrir de honte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleur changeait plusieurs fois en un instant, mais il n’était pas encore à bout de ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu’au bout contre l’humiliation qui s’approchait. Il s’essuyait le front et les joues avec son mouchoir, il toussait, il se détournait comme pour éternuer. Grâce à ces manœuvres, son trouble échappa à l’attention de ses hôtes, jusqu’au moment où M. Denecker prit la bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, un frisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit ses traits, et sa tête s’affaissa avec un soupir contre sa chaise. Était-ce une feinte défaillance, ou bien le pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pour échapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ? Tous