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commenciez à guérir, que la première de vos visites seroit pour moi. J’ai parlé de vous avec les mêmes sentimens que j’ai toujours eus. Et parmi tout cela, vous m’abandonnez. N’est-ce pas là un grand exemple de la foiblesse humaine ? je parle ainsi, parce que j’aime mieux m’en prendre à tout le genre humain que de vous accuser en particulier. Je ne fais donc que vous y comprendre et détester le néant de cette nature, qui, même dans les hommes les plus parfaits, ne peut rien faire qui ne soit défectueux. Votre procédé avec moi en est une grande preuve, car n’ayant point de raisons à dire pour vous excuser, vous n’en avez pas même cherché la moindre apparence. Quoique l’artifice empire toujours les choses, selon moi, je ne sais pourtant s’il ne m’auroit point esté plus supportable. J’ai regret à vous, je vous l’assure, et d’autant plus, que j’espérois que lorsque vous seriez à vous je vous posséderois davantage. Je croyois qu’après les choses que j’avois prié M. de V. de vous dire, il n’y avoit plus rien à faire ; mais je n’ai pu vous enterrer sans vous parler encore une fois. Je le fais donc, et du moins dites-moi que j’ai raison, et que je méritois une plus heureuse destinée[1]. »


Nul doute que ce que Mme  de Sablé entendait dire de la vie nouvelle de son ancienne et brillante amie, Mme  de Longueville, ne fît sur elle une vive impression. Au milieu de l’année 1654, à trente-cinq ans, dans tout l’éclat de la beauté, Mme  de Longueville avait renoncé à tous les plaisirs, s’était remise entre les mains de son vieux mari, et était allée ensevelir son esprit et ses charmes au fond de la Normandie. Des directeurs d’un esprit médiocre, lui appliquant les règles ordinaires de la pénitence, avaient en quelque sorte abusé de son humilité pour la condamner à une foule de pratiques inutiles à son salut et incompatibles avec son rang. La pauvre femme s’étant accusée d’avoir trop aimé l’éclat, les plaisirs de l’esprit et les affections délicates, on lui avait interdit les compagnies élégantes et toute autre lecture que celle de livres de dévotion souvent fort insipides. Contre cette beauté qu’il était impossible de lui ôter, on lui avait fait scrupule des moindres parures et de l’habillement ordinaire des personnes de sa condition. On avait enseveli ses blonds cheveux, éteint ses yeux si doux, dissimulé cette taille charmante sous les longues robes et dans les grandes coiffes d’une religieuse. Mme  de Longueville s’était soumise avec la docilité d’un enfant et avec son courage accoutumé. En même temps qu’elle s’imposait les privations les plus dures, elle répandait autour d’elle et même au loin les aumônes les plus abondantes ; elle faisait rechercher avec soin, dans les provinces où elle avait porté la guerre civile, les traces des maux qu’elle avait faits, et elle envoyait des sommes immenses pour les réparer. Dans un hiver rigoureux, elle avait presque nourri tous les pauvres du Berry. De toutes parts il n’était question que de cette illustre pénitence. Mme  de

  1. Manuscrits de Conrart, t. XIII in-folio, p. 289.