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« Et maintenant j’ai fui la chaumière déserte, où il n’y avait plus que désolation. » Ainsi son cœur plein de tristesse exhale ses plaintes.

« Le seigneur lui dit : « Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n’est pas fait pour le chagrin. Je veux être ton frère, ton ami et aussi ton père. »

« Il lui prit doucement la main et la nomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérables vêtemens.

« Maintenant elle a bonne chère et bons vins et tout ce que son cœur désire. L’homme riche mérite bien d’être remercié pour avoir si noblement agi[1]. »

Au commencement de la dernière strophe, M. de Vlierbecke avait paru sur le seuil de la cuisine : la fermière se leva respectueusement, et sembla craindre qu’il ne se montrât mécontent de ce qui se passait ; mais il fit signe à sa fille de continuer.

Quand la chanson fut finie, il dit à la fermière d’un ton affable : — Ah ! ah ! l’on s’amuse ici ? J’en suis charmé en vérité. J’ai besoin de vous pour quelques instans là-haut, ma chère femme.

Suivi de la fermière, il remonta l’escalier qui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête à recevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et la serviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courte allocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu’il allait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir à table avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, et fit répéter à chacun son rôle plusieurs fois.

L’heure du diner approcha enfin. Tout était prêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénora s’était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière les rideaux d’une chambre voisine ; son père, assis sous le catalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsi, aux yeux des gens de la ferme, son émotion croissante. Il était environ deux heures lorsqu’un magnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dans l’enceinte du Grinselhof, et vint s’arrêter devant l’escalier de pierre de la maison.

Le gentilhomme souhaita la bienvenue à ses hôtes avec cette cordiale dignité qui lui était propre, et adressa quelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que le négociant donnait à son domestique l’ordre de venir le prendre à cinq heures, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers le soir même.

M. Denecker était un gros homme vêtu avec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissait la velléité de se donner un air de laisser-aller et d’indépendance ; au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côté d’une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœur peut-être trop tempérée par l’indifférence. Gustave, son neveu, avait un extérieur plus distingué : il réunissait à une belle taille et à un visage mâle et fier les avantages d’une éducation parfaite, et chez lui la délicatesse des manières et du langage touchait de près au gentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu foncé donnaient à ses traits une expression poétique, tandis que

  1. Cette chanson populaire, comme sous le nom de l’Orpheline, est très répandue dans la Campine. L’air en est triste, mais plein de douceur et de mélodie. Il a beaucoup de rapport avec l’air favori de Mme Catalani : Net cor più un sento, de la Molinara.