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d’un ermite, sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. On croyait dans le pays qu’une avarice ou plutôt une ladrerie inexplicable avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beaux biens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant au fermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point, et respectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affaires prospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé. Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaque dimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieille calèche, le conduisait lui et sa fille à l’église du village. De plus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermier était au service du maître en qualité de laquais.

C’est une des dernières après-dînées du mois de juillet. Le soleil a presque accompli sa course quotidienne et s’incline vers l’occident ; toutefois ses rayons, bien que moins ardens qu’à l’heure de midi, sont encore chauds et inondent l’air de brûlantes effluves. Au Grinselhof aussi les derniers feux du soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ; tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintes à la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté de l’orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquets s’enveloppe d’une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesques s’étendent sur le sol, et, après la suffocante chaleur du jour, la brise du soir s’éveille lentement et remplit l’atmosphère de senteurs rafraîchissantes.

Et néanmoins tout est triste au Grinselhof : un silence de mort pèse comme une pierre sépulcrale sur l’habitation déserte ; les oiseaux se taisent, le vent repose, pas une feuille ne bouge ; la lumière seule semble y vivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, on croirait la nature plongée ici pour toujours dans un magique sommeil. Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs de la végétation abandonnée à elle-même, et l’on se surprend à frissonner, comme si cette morne et muette solitude cachait dans son sein quelque lugubre mystère…

Soudain le feuillage s’agite au fond de l’épais bosquet, et les branches se courbent bruyamment sous la course rapide d’un être invisible. Une multitude d’oiseaux quittent leur retraite et s’envolent tumultueusement comme s’ils fuyaient à l’approche d’un danger. La seule apparition d’un être humain apporterait-elle l’animation et la vie là où semblaient régner à jamais le silence et la mort ? Le bosquet s’ouvre. Une jeune fille toute vêtue de blanc s’élance hors des coudriers et vole, un filet de soie à la main, à la poursuite d’un papillon. Elle court plus rapide qu’une biche, le corps tendu, le bras levé, effleurant à peine le sol de la pointe des pieds ; elle semble avoir des ailes plus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonné leur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantes sur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit…

Qu’il est gracieux et magnifique, le papillon qui voltige et danse au-dessus de sa tête, comme s’il prenait plaisir à jouer avec elle ! Ses ailes dentelées sont semées d’yeux d’azur, de pourpre et d’or.

Un cri de joie s’échappe de la poitrine de la jeune fille. Elle a failli saisir l’objet de son envie ; mais elle a à peine effleuré du bout du filet les ailes du papillon, qui, bien que mutilé, s’élève dans les airs hors de sa portée. Elle le suit tristement du regard jusqu’à ce que ses couleurs se perdent dans le ciel