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par la nature. Il a fouillé les stériles entrailles de la terre et l’a arrosée de ses sueurs ; il a appelé à son aide la science et l’industrie, desséché les marais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondes bienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainsi de riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme un cadavre depuis des milliers d’années. Glorieux combat de l’homme contre la matière ! triomphe magnifique qui transformera un jour l’infertile Campine[1] en une contrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendans n’y croiront pas, lorsque, sous leur regard charmé, le froment ondoiera comme une mer, ou que l’herbe verdoyante s’étendra au fond des vallées là où le soleil brise aujourd’hui ses rayons dans les prismes d’un sable aride et brûlant !

Cependant, au nord de la ville d’Anvers, dans la direction des frontières hollandaises, on remarque à peine aujourd’hui quelques traces de défrichement. Ce n’est guère que le long de la chaussée qu’on voit l’agriculture s’avancer sur la lande sablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encore inculte et sauvage. Là se déroulent à perte de vue des plaines arides qui n’ont pour toute végétation que de maigres bruyères, et parfois l’horizon n’est borné que par cette teinte bleuâtre et nuageuse qui dit que le désert s’étend bien au-delà de la portée du regard. Seulement, si l’on parcourt de grandes distances, on rencontre de temps en temps un ruisseau qui serpente en méandres capricieux, et dont l’onde limpide, encadrée d’une verdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies et d’arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filet murmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s’élèvent des fermes isolées, des maisons de campagne, voire des villages entiers, comme si l’homme, de même que la terre, ne demandait qu’une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie.

Dans un de ces endroits où la présence de prairies et de pâturages a rendu la culture possible, se trouvait, au bord d’un chemin écarté, une ferme passablement importante. Les grands arbres qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuse attestaient que l’homme avait, depuis des siècles, pris possession de ces lieux. En outre, les fossés qui entouraient l’habitation, et le pont de pierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer avec raison que cette demeure avait dû être une propriété seigneuriale. On la nommait, dans les environs, le Grinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par la métairie, c’est-à-dire le logis du fermier, les étables et les granges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce qui se trouvait ou se passait dans l’enceinte des fossés, que protégeaient en outre d’épais massifs de verdure, et c’était en effet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifs qui s’élevaient derrière sa demeure dérobaient comme un rideau l’intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui ni aucun des siens ne pouvait franchir cette limite sans être spécialement appelé au-delà.

Au fond de la propriété, à l’abri d’un ombrage séculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaient le château. Là habitait avec sa fille un gentilhomme menant une vie aussi solitaire et aussi retirée que celle

  1. On nomme Campine les vastes espaces incultes qui s’étendent, au nord de la Belgique, des environs d’Anvers jusqu’à Venloo. Le défrichement de la Campine, entrepris sur une grande échelle depuis quelques années, donne déjà les plus heureux résultats.