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deux heures, lorsque le domestique fit arrêter le cheval hors de la ville d’Anvers, sur la digne, en face d’une petite auberge. L’hôtesse et le garçon d’écurie sortirent et aidèrent à dételer le cheval en comblant de marques d’un profond respect le maître du vieil équipage. Ce personnage était sans doute un hôte habituel de l’auberge, car chacun l’appelait par son nom.

— Il fait beau temps, n’est-ce pas, monsieur de Vlierbecke ? mais il fera chaud aujourd’hui. S’il pleuvait un peu, cela ne ferait pas de mal dans les hautes terres, n’est-il pas vrai, monsieur de Vlierbecke ? Faut-il donner au cheval de notre avoine ? Ah ! le domestique a apporté le picotin avec lui. Avez-vous besoin de quelque chose, monsieur de Vlierbecke ?

Pendant que l’hôtesse lui faisait avec une extrême volubilité ces questions et bien d’autres, M. de Vlierbecke descendit de voiture. Il adressa quelques paroles flatteuses à l’hôtesse, lui fit compliment sur sa santé, s’informa de chacun de ses enfans, et finit par lui annoncer qu’il devait se rendre en ville à l’instant. Il lui serra cordialement la main, mais avec une sorte de bienveillance protectrice qui laissait intacte la distance qui les séparait ; puis, après avoir donné quelques ordres à son domestique et salué avec affabilité, il se dirigea à pied vers le pont qui conduit en ville.

M. de Vlierbecke s’arrêta un instant sur un point isolé des glacis extérieurs, secoua la poussière qui couvrait ses vêtemens, brossa son chapeau avec son foulard, et franchit ensuite la Porte-Rouge. En entrant en ville, où il allait rencontrer de nombreux passans et se trouver constamment en butte aux regards, il redressa la tête et la taille ; sa physionomie prit cette sereine expression de contentement de soi qui fait croire aux autres que l’on est heureux. Et cependant, tandis qu’une inaltérable satisfaction se peignait sur son visage, son âme était en proie à de profondes et douloureuses angoisses, il allait au-devant d’une humiliation, et d’une humiliation dont la seule probabilité faisait saigner son cœur ; mais il y avait au monde un être qu’il aimait plus que sa vie, plus que son honneur, — sa fille ! Pour elle, il avait si souvent sacrifié son orgueil ; pour elle, il avait tant de fois souffert comme un martyr ! Cet amour le dominait tellement que chaque souffrance, chaque épreuve nouvelle l’élevait à ses propres yeux, et lui faisait considérer la douleur comme une chose qui ennoblit et sanctifie.

Néanmoins son cœur était ému, et précipitait le sang dans ses veines avec plus de violence à mesure qu’il s’enfonçait vers l’intérieur de la ville et s’approchait de la maison où il allait faire une pénible tentative. Il s’arrêta bientôt devant une porte, et malgré l’admirable puissance qu’il avait sur lui-même, sa main trembla en tirant le cordon de la sonnette. À la vue du domestique qui lui ouvrait, il redevint maître de lui. — Monsieur le notaire est-il chez lui ? demanda-t-il.

Le domestique répondit affirmativement, l’introduisit dans un petit salon, et alla avertir son maître. Demeuré seul, M. de Vlierbecke posa précipitamment le pied droit sur le gauche ; il s’assura que, grâce à cette attitude, on ne pouvait s’apercevoir du désastre de sa chaussure, et tira sa tabatière d’or. Le notaire entra : son visage avait un air officieux, et il se préparait à faire un salut poli et prévenant ; mais à peine eut-il reconnu celui qui l’attendait, que sa physionomie s’assombrit, et prit cette expression de réserve dont on s’arme lorsqu’on prévoit une demande importune à laquelle on veut opposer