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et de creuser les sillons. Sur le siège de devant était assis un jeune paysan de dix-sept ou dix-huit ans : il était en livrée, un ruban d’or ornait son chapeau, et des boutons de cuivre brillaient à son habit ; mais le chapeau tombait jusqu’à ses oreilles, et l’habit était si large, que le jeune homme s’y perdait comme dans un sac. Assurément ces vêtemens, propriété du maître, avaient servi aux prédécesseurs du laquais qui les portait, et avaient dû, pendant une longue suite d’années, passer de main en main jusqu’à l’usufruitier actuel.

La seule personne qui se trouvât dans le fond de la voiture était un homme d’une cinquantaine d’années. Personne ne se fût douté qu’il était le maître de ce laquais novice et le propriétaire de ce vieil équipage en désarroi, car tout en lui commandait le respect et la considération. Le front penché, abîmé dans une profonde méditation, il demeurait immobile et rêveur jusqu’à ce qu’un bruit quelconque annonçât l’approche d’une autre voiture. Alors il relevait la tête. Son œil s’adoucissait et prenait le serein éclat du regard de l’homme heureux ; mais à peine avait-il échangé un gracieux salut avec les passans, qu’un voile de tristesse s’étendait sur ses traits, et que sa tête s’affaissait lentement sur sa poitrine.

Un instant d’attention suffisait pour qu’on se sentît attiré vers cet homme par une secrète sympathie. Son visage, bien qu’amaigri et creusé de rides nombreuses, était si régulier et si noble, son regard à la fois si doux et si profond, son large front si pur et si imposant, qu’on ne pouvait douter qu’il n’eût en partage tous les trésors de l’esprit et du cœur. Selon toute apparence, cet homme avait beaucoup souffert. Si l’expression de sa physionomie n’en eût pas donné la complète conviction, il suffisait pour l’attester des cheveux blancs qui, de si bonne heure, attachaient à son crâne une couronne argentée, et du feu sombre et étrange qui brillait parfois dans ses yeux noirs comme un reflet des pensées qui l’accablaient.

Le costume concordait parfaitement avec l’extérieur de celui qui le portait : il était marqué du cachet de cette riche et l’on pourrait dire magnifique simplicité que peuvent seuls donner une grande habitude du monde et un sentiment exquis des convenances. Le linge était d’une remarquable blancheur, le drap de l’habit d’une extrême finesse, le chapeau d’une fraîcheur parfaite. De temps en temps, lorsque quelqu’un passait sur la chaussée, le gentilhomme tirait une belle tabatière d’or et y plongeait les doigts d’une façon si distinguée, que rien qu’à ce geste insignifiant on eût pu dire qu’il appartenait aux classes les plus élevées de la société. Il est vrai qu’un œil inquisiteur et malveillant eût pu, par un sévère examen, découvrir que la brosse avait usé jusqu’à la trame le drap de son habit, que les soies de son chapeau étaient ramenées avec peine sur certains endroits usés, et que ses gants avaient été raccommodés plusieurs fois ; même, si l’on eût pu voir au fond de la voiture, on eût remarqué que la botte gauche était crevée de côté, et que le bas gris qui se trouvait au-dessous était noirci d’encre. Cependant tous ces indices d’indigence étaient dissimulés avec tant d’art, ces habits étaient si bien portés avec l’aisance et la désinvolture de la richesse, que tout le monde eût pensé que, si le propriétaire n’en mettait pas de meilleurs, c’était uniquement parce que cela ne lui plaisait pus.

La calèche, qui marchait passablement vite, suivait la chaussée depuis