Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

animaux était douée d’une faculté bien plus puissante que la sensitive et que l’intellectuelle, c’est-à-dire de la faculté morale, qui réunit trois qualités : — l’instinct, la passion, l’action. — Et quand on se souvient que le sage Malebranche comparait les cris douloureux d’un chien blessé au son d’une cloche, que pour prouver l’automatisme il tuait sa chienne d’un coup de pied, on se demande si le moyen âge n’avait point raison de préférer le rêve de la légende au rêve de la métaphysique, et si, dans ces mystères de l’être et de la vie, où la certitude échappe toujours et dont Dieu seul a le mot, le philosophe du XIXe siècle en sait plus que le solitaire de la Thébaïde, le moine ou le trouvère qui écrivit l’histoire de l’oiseau bleu, la légende de saint Brandan, ou le Roman d’Alexandre ? pour notre part, nous n’hésitons point, en cette question, à donner la préférence au trouvère et au moine sur le philosophe. Dans la philosophie, en effet, c’est la curiosité qui domine et qui cherche sans trouver. Dans la légende, c’est l’ignorance qui ne cherche pas, parce qu’elle croit avoir trouvé; mais du moins cette ignorance naïve ramène tout à l’idée de Dieu et à l’idée morale.

Glorification de Dieu et moralisation de l’homme, tel est donc le but de cette longue épopée des animaux dont nous venons de rapprocher les fragmens épars. C’est cette idée, aujourd’hui disparue de la science et de la philosophie, qui explique, dans le moyen âge, l’influence et la popularité de cette littérature étrange et barbare dont les Bestiaires sont un des côtés les moins connus. Sans doute l’étude positive de la nature n’a rien à tirer aujourd’hui de tous ces rêves, mais il nous a paru intéressant de recueillir, depuis Aristote jusqu’à Vulson de la Colombière, l’histoire idéale des êtres placés près de nous sur cette terre, soumis comme nous aux lois de la douleur et de la mort, et de montrer les animaux proposés à l’homme durant de longs siècles comme des modèles de sagesse et de vertu. Nous nous trompons peut-être, mais il nous semble que jamais la satire de la nature humaine ne s’est produite sous une forme plus amère, et que jamais l’orgueil du roi de la création n’a été plus durement humilié.


CHARLES LOUANDRE.