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une comparaison entre l’homme et la bête, comparaison dans laquelle notre espèce n’a point toujours l’avantage. « Il y a, dit-il, une différence excessive entre certains hommes et certains animaux brutes; mais si nous voulons comparer l’entendement de certains hommes et de certaines bêtes, nous y trouvons si peu de différence, qu’il sera malaisé d’assurer que l’entendement de ces hommes soit plus net et plus étendu que celui des bêtes[1]. » Leibnitz ne s’en tient pas là. Il ne croit pas indigne de la bonté suprême d’accorder aux animaux une part de rémunération dans une autre vie. C’est toujours, on le voit, l’idée du moyen âge sur la responsabilité morale, idée que nous avons vue se traduire dans la jurisprudence par des procès et des supplices, et qui reçut au XVIIe siècle une consécration nouvelle dans l’écrit intitulé : De Peccatis brutorum, où il est traité longuement des péchés que les animaux peuvent commettre, soit par luxure, soit par gourmandise, soit par colère, etc. Le naturaliste Bonnet n’est pas éloigné non plus de leur attribuer des connaissances supérieures, une sorte de conscience et même de responsabilité, puisqu’il dit en termes formels qu’il lui paraît possible qu’un état futur leur soit réservé.

Pascal, Voltaire, Buffon, Locke, Condillac, Cuvier, Broussais, tous ceux en un mot qui ont cherché, par la pensée abstraite ou par l’étude des corps organisés, à pénétrer les mystères de la création, se sont posé, comme Montaigne, Descartes, Malebranche et Leibnitz, le problème de l’intelligence ou de l’automatisme des bêtes, et ici encore la contradiction éclate à chaque pas. Voltaire, qui repousse avec une verve étincelante ce qu’il appelle la chimère de Descartes, dit qu’entre les deux folies, — l’une qui ôte le sentiment aux organes mêmes du sentiment, l’autre qui loge un pur esprit dans une punaise, — on imagine un milieu, l’instinct. — «Mais qu’est-ce que l’instinct ? se demande l’impitoyable railleur; c’est une force substantielle, c’est une forme plastique, c’est je ne sais quoi, c’est de l’instinct[2]. » Depuis Voltaire, on a longuement discuté sur l’instinct, et la définition est toujours restée la même. On ne croit plus à l’automatisme de Descartes; on doute que Bernardin de Saint-Pierre se soit bien compris lui-même quand il a dit que l’âme des

  1. Nouveaux Essais sur l’Entendement humain, liv. IV, ch. 10.
  2. Œuvres de Voltaire, édit. Renouard, t. XXXIII, p. 196. — La définition la plus remarquable qui ait été donnée de l’instinct est, à notre avis, celle de Pascal. L’auteur des Pensées dit que c’est traiter indignement la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, « puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal. Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science simplement nécessaire et toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. — Il n’en est pas ainsi de l’homme, etc. » (Pensées de Pascal, Ire part, art. 1er.)