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hommes, élève l’esprit, l’émeut et le console, tandis que de l’autre elle l’attriste par sa gaieté même en lui présentant sans cesse, comme quelques-uns de nos romans modernes, des types dégradés et flétris, sans que la moindre pensée morale, le moindre retour vers le bien, vienne un seul instant faire trêve à cette longue exhibition de vices et de fourberies. Il faut reconnaître néanmoins que, malgré ce défaut capital, le poème touche en certains points à la véritable comédie. Chaque fois que Renart est cité à la cour du lion pour répondre de ses méfaits, chaque fois que, par hypocrisie et même par regret de mal faire, — car les plus endurcis ont aussi leurs remords, — il veut se justifier, s’amender et faire pénitence, le ton change, le trait s’aiguise, et la vérité humaine apparaît avec une réalité saisissante. Accusé à diverses reprises par les animaux qu’il a tour à tour mystifiés, battus, volés, trahis, Renart se défend avec une finesse, une rouerie, une présence d’esprit remarquables : l’innocence elle-même est moins persuasive. Fier vis-à-vis de ses accusateurs, il les confond par son audace; humble vis-à-vis de ses juges, il les attendrit par ses protestations et ses bons sentimens : on l’a toujours calomnié; puis, lorsque enfin, accablé sous les preuves, il se trouve réduit à tout avouer, il joue, comme dernière ressource, le repentir au pied de la potence, et finit presque toujours par édifier ses juges. Ainsi, dans la vingtième branche, Renart, forcé de comparaître devant le lion, est atteint et convaincu de si grands délits, que Noble ne peut faire autrement que de le condamner; on s’apprête à le pendre, quand il offre à son juge de prendre la croix et de faire le voyage d’outre-mer. Noble consent; la lionne de son côté, touchée de tant de repentir, lui donne son anneau et se recommande à ses prières. Il part en habit de pèlerin; mais, dès qu’il se voit hors de danger, il jette l’écharpe et le bourdon, et regagne Malpertuis. Prévenu de cette félonie nouvelle, le lion se met à sa poursuite à la tête d’une armée nombreuse et va l’assiéger dans sa retraite. Malpertuis est si bien fortifié, qu’on ne peut le prendre que par trahison ou par famine; Renart, qui se sent à l’abri de toute attaque, monte au sommet d’une tour et se vante de tous les crimes dont il s’était défendu avec tant d’insistance quand il y avait pour lui péril à les avouer.

Endurci comme il l’est dans le mal et toujours encouragé par l’impunité, Renart continue sa vie de désordre et de pillage; mais quand ses affaires vont mal, il ne manque jamais de faire un retour sur lui-même. La branche vingt-troisième le montre dans sa retraite de Malpertuis, pleurant les écarts de sa jeunesse et procédant avec la rigidité d’un casuiste à l’examen de sa conscience. « Hélas! dit-il, j’ai vécu toute ma vie du bien des autres, et n’en suis pas plus riche. Après avoir croqué tant de poules, je n’ai pas même aujourd’hui une