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en ajoutant qu’il pourra, s’il le désire, le conduire à la pêche dans l’étang voisin. Ysamgrin accepte la proposition, et, la nuit venue, son perfide neveu le conduit sur un étang glacé au milieu duquel des villageois avaient pratiqué une ouverture pour faire boire leurs bestiaux. « Il faut, dit Renart, vous attacher à la queue le seau que voici; nous le plongerons dans l’eau, et quand vous sentirez à son poids qu’il est rempli d’anguilles, vous le retirerez vivement. » Ysamgrin se conforme aux instructions de Renart et se met à pêcher; mais bientôt l’eau se congèle. Il veut en vain se dégager, et reste pris par la queue dans la glace. Un seigneur du voisinage arrive suivi de ses piqueurs et de sa meute. Il tire son épée pour tuer le pauvre loup; heureusement celui-ci s’échappe, et le seigneur n’attrape que la queue, qui reste sur le champ de bataille.

A part les plaisanteries sur les moines et la tonsure, cette branche n’est en réalité qu’une débauche d’esprit tout à fait inoffensive; mais en bien d’autres passages le cynisme ou l’impiété éclate à chaque ligne. Nous citerons entre autres la branche IX, intitulée : Si comme Renart fist Primaut, le frère Ysamgrin, prestre. Renart, pendant la nuit, conduit Primaut dans une église. Il lui fait manger les oublies et boire le vin qu’il trouve dans une armoire, et lui verse force rasades pour s’amuser de son ivresse. Primaut, qui ne se ménage pas, a bientôt perdu la raison, et il veut dire la messe. Renart le tonsure, le revêt des habits sacerdotaux, et dans cet attirail Primaut sonne les cloches à toute volée et se met à chanter au lutrin, tandis que Renart s’esquive en bouchant le trou par lequel il est entré. Le curé se réveille à ce vacarme, il accourt avec son sacristain, et reste stupéfait en voyant ce loup revêtu d’une étole comme le diable au sabbat. Les habitans du village, au nombre de plus de cinq cents, accourent de leur côté et tombent à grands coups de bâton sur Primaut, qui réussit cependant à s’esquiver en emportant les habits, qu’il va vendre à un prêtre.

La plupart des aventures consignées dans les diverses branches du roman sont conçues dans le même esprit. Ce sont toujours les mêmes ruses, les mêmes mystifications. Les choses les plus respectables sont travesties et parodiées sans cesse, et l’on a peine à comprendre comment de semblables facéties pouvaient se produire au milieu d’une société dont les croyances étaient si profondes et si sincères, et qui dans sa barbarie n’avait d’autre sauvegarde que sa foi. Nous ne partageons point, nous l’avouerons, l’admiration que le Roman de Renart a inspirée à quelques érudits : il y a, ce nous semble, entre cette œuvre bizarre et les récits des légendes la même distance qu’entre Polyeucte et les drames violens de l’école moderne. D’un côté, la fiction, en idéalisant les êtres inintelligens eux-mêmes, en leur prêtant des vertus qui manquent trop souvent aux