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comparse, avec le type le plus vulgaire et le plus grossier et dans la condition la plus avilie que le moyen âge ait connue, celle du vilain.

Sous leur peau mouchetée, comme sous leurs plumes, les acteurs du Roman de Renart forment entre eux une société complète avec un roi, des juges, des docteurs, un clergé, des marchands, des rentiers, des paysans, des nobles, des maris trompés, des fripons et des dupes. Tout en gardant chacun les vices particuliers à son espèce, ils nous empruntent, parmi les nôtres, ceux qui paraissent le plus se rapprocher de leur nature, et comme chaque classe, ainsi que chaque espèce, a des défauts qui lui sont propres, en se trouvant placés tous dans des conditions différentes, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevées, ils offrent une véritable contrefaçon de l’homme, considéré tout à la fois comme être moral et comme membre d’une société hiérarchiquement constituée. Renart, qui domine tout, garde, dans les diverses branches du roman français et dans les romans des diverses langues, les caractères que lui prêtent la fable antique et la tradition universelle du moyen âge. C’est toujours le héros d’Ésope, l’animal rusé qui dans l’allégorie de Philostrate conduit la ronde que dansent les animaux autour du fabuliste, comme pour montrer que ce ne sont point les plus forts, mais les plus fins qui mènent le monde. Renart, en chevalier d’industrie qui compte sur son savoir-faire, n’a pas de profession fixe; il vit au jour le jour, jongleur, médecin, teinturier ou moine, ne s’arrêtant jamais que là où il voit son profit. Menteur, félon, libertin, gourmand, mais toujours plein de ruse et d’esprit, il représente à la fois Gil Blas, Tartufe et don Juan. Il épuise, comme ce dernier, tous les genres de perversités, et, comme lui, quand il se voit à bout de ressources, quand il est pris au piège de ses vices, il essaie d’un vice nouveau qui les résume tous en les masquant, l’hypocrisie. Ysamgrin le loup, l’oncle ou le compère de Renart, l’objet constant de ses mystifications, c’est la force aveugle et brutale unie à la sottise et à la crédulité. Noble, le lion, qui conserve, comme dans les Bestiaires, son caractère de souverain, est une sorte de prince fainéant qui représente d’une manière assez exacte un roi féodal, paralysé dans son action par de grands vassaux indociles et des bourgeois turbulens. Ennemi du travail et de la fatigue, gardant pour lui-même les profits du métier et laissant la besogne aux autres, il règne, mais il ne gouverne pas. Il est fier, hautain, emporté, jaloux de son pouvoir, sans parvenir jamais à se faire obéir. L’âne, représenté par Bernard l’archiprêtre, a toutes les qualités négatives des vieux moines indolens si vertement tancés par l’abbé de Clairvaux, Clémangis et Gerson. Il broute en paix l’herbe tendre, sans s’inquiéter de savoir comment va le monde. Hersent, la louve, femelle d’Ysamgrin, Hermeline, femelle de Renart, et la lionne, épouse de Noble,