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III. — LES ANIMAUX DANS LES POÈMES SATIRIQUES.

La plupart des animaux nous ont été présentés jusqu’ici comme des modèles de fidélité, de courage, ou comme des emblèmes des choses les plus saintes et les plus nobles. Il semble néanmoins qu’à travers le moyen âge tout entier une protestation cynique, impie, burlesque, s’élève sans cesse contre l’idéal; la chair se révolte contre l’esprit, l’incrédulité contre le mysticisme, la sorcellerie se pose en face de la religion comme une parodie sacrilège; elle profane dans le sabbat les rites les plus augustes, dans les conjurations les prières les plus sublimes. L’étole du prêtre revêt dans les églises le dos des ânes. On crée une royauté pour les sots, des fêtes solennelles pour les fous. Il en est de même dans l’épopée des animaux. Tandis que d’un côté la tradition nous montre les lions du désert s’agenouillant sur la tombe des solitaires, les hyènes repentantes se corrigeant du vol, les tourterelles enseignant aux hommes l’inviolable fidélité de l’amour conjugal, une tradition toute contraire se forme, qui rabaisse pour ainsi dire l’animal au-dessous de lui-même, lui prête, en les exagérant, tous les défauts de l’homme, et le présente comme le type fidèle des enfans d’Adam dégradés par le péché. La scène va donc changer entièrement, et nous allons voir le renard, ou plutôt Renart, dans le roman célèbre qui porte son nom, se livrer à l’emportement des instincts les plus grossiers, insulter les prêtres et l’église, voler, blasphémer, trahir ses amis, séduire les femmes, se livrer au mal pour le seul plaisir de le faire, et montrer autant de méchanceté et de perfidie que les bêtes fauves elles-mêmes, dans les récits poétiques ou légendaires, avaient montré de bons sentimens.

Aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, le Roman de Renart fut par excellence le roman populaire. Les principales scènes de cette œuvre bizarre étaient reproduites sur les tapisseries et dans les fresques qui décoraient les appartemens, et le trouvère Gauthier de Coinsi reproche à certains curés d’employer leur argent à orner leurs chambres de ces représentations profanes, au Meu de placer dans leurs églises l’image de la Vierge. Renart, comme Arthur et Charlemagne, est le héros de tout un cycle qui n’appartient pas à tel ou tel peuple, mais au moyen âge tout entier. Trois grands poèmes, le Reinardus Vulpes[1], le Reineke Fuchs et le roman français, en forment les principales branches, et à ces poèmes s’ajoutent encore plusieurs branches accessoires qui en sont les complémens et les variantes, tels que Renart le Nouvel, Renart le Contrefait, Renart le Bestourné. Pris dans leur ensemble, ces divers poèmes se composent de cent

  1. Reinardus Vulpes, carmen epicum, etc., edidit F.-J. Mone. Stuttgart, 1832, in-8o. — Voir le compte-rendu de cette publication par M. Raynouard, Journal des Savans, 1834, p. 405 et suiv.