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Roland, qui fut, disent les romanciers, le neveu de Charlemagne, n’avait pu réussir, malgré cette illustre parenté, à se procurer un cheval parfait, et comme il connaissait les grandes qualités de Bayard, il n’avait rien de plus à cœur, pour s’en emparer, que de combattre et de vaincre son propriétaire, Renaud de Montauban, l’un des quatre fils Aymon, et par cela même l’ennemi de l’empereur Charles. Roland confia son désir à son oncle, et Charlemagne, qui ne savait rien lui refuser, fit annoncer qu’il donnerait une course de chevaux à Paris, en promettant au vainqueur sa couronne impériale, des manteaux d’hermine et des joyaux sans nombre; mais il déclara qu’en échange de ces trésors il garderait le cheval qui remporterait le prix. C’était, on le voit, un piège assez habilement tendu pour s’emparer de Bayard, car il savait que cet incomparable coureur, s’il entrait en lice, ne pouvait manquer de battre ses rivaux. Renaud de Montauban, qui suivait les courses en gentilhomme de bonne maison, se rendit à Paris au jour fixé. En arrivant sur le turf avec son coursier fidèle, il le prit à part et lui adressa cette exhortation : — Bayard, si vous connaissez bien tout votre mérite, faites-le voir aujourd’hui. Vous m’avez été souvent d’un grand secours; gardez-vous bien de me faire défaut, car je serais dans l’embarras. — Cette harangue, toute simple qu’elle fût, produisit un grand effet sur le cheval, qui n’avait pas besoin du reste de longs discours, parce qu’il comprenait son maître comme s’il avait été son fils. Il répondit par un hennissement joyeux, rapprocha ses oreilles, fit un signe de tête, se replia sur lui-même, plissa ses naseaux, et frappa la terre de ses pieds de devant, comme s’il eût joué de la harpe. En le voyant si bien disposé, Renaud entre dans la lice. Bayard part comme la flèche; il semble rebondir sur la terre; le vent bruit autour de lui, et les spectateurs émerveillés s’écrient de toutes parts : Quel cheval! quel jarret! quels élans ! — Dans cette course à fond de train, les concurrens sont bientôt distancés : Renaud est proclamé vainqueur-; il prend la couronne, les joyaux, les manteaux d’hermine, remonte sur Bayard, et part au galop pour Montauban, en laissant Charlemagne crier et se morfondre.

Un tel affront cependant ne pouvait rester impuni. Charlemagne arme les Gaules pour se venger de Renaud et reprendre Bayard, comme Ménélas avait armé la Grèce pour se venger de Pâris et reprendre Hélène. Montauban, bloqué par les troupes de l’empereur, est réduit aux dernières extrémités : les vivres manquent. Exténué par la faim, comme sa femme et ses enfans, Renaud n’a plus qu’une seule ressource : c’est de tuer Bayard et de le manger. Si douloureux que soit un pareil sacrifice, il se résout cependant à l’accomplir. Armé d’un large couteau, il s’apprête à frapper. Bayard, agenouillé comme Iphigénie sous le couteau de Calchas, verse des larmes, non pas de peur, car il ne connaissait point la faiblesse et la lâcheté,