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nuit : on le voyait sans cesse inquiet, frémissant, battre la terre du pied, courir çà et là en donnant tous les signes d’une douleur inconsolable. Les habitans du pays essayaient en vain de s’approcher et de le saisir. Plusieurs siècles s’écoulèrent, et chaque année, le jour même où il avait perdu son maître, le destrier fidèle revenait à l’endroit où s’était passée l’aventure pour appeler Graëlent, qui l’oubliait dans le paradis d’Avallon.

On trouve dans les épopées chevaleresques une foule de récits analogues; mais comme les écrivains du moyen âge ne brillent point par la variété de l’invention, les mêmes aventures se reproduisent souvent. La plupart des poètes d’ailleurs décrivent de préférence des exploits guerriers, et, pour les suivre à travers leurs interminables récits, il faudrait un courage égal à celui des preux de la table ronde. Quand ils passent en revue les armées. Ils ne séparent jamais les chevaux des hommes. Roland figure toujours monté sur Vaillentin. et Charlemagne sur Tencedor, qu’il avait enlevé à Maupalin de Narbonne. Les Sarrasins, comme les chrétiens, sont associés à leurs coursiers. Climborin, dans la Chanson de Roland, paraît toujours en compagnie de Barbamouche, qui dépassait dans sa course le vol de l’épervier et de l’hirondelle; le farouche Valdabron, qui saccagea le temple de Salomon et massacra le patriarche de Jérusalem, écrase, sous le galop de Gramimond, des bataillons entiers. Le cheval de Marculfe franchit d’un seul bond des fossés de cinquante pieds. A part leur vitesse et leur légèreté, les chevaux sarrasins n’ont cependant aucune des qualités brillantes qui distinguent ceux des chrétiens; ils se mettent volontiers au service des enchanteurs, enlèvent les femmes et les filles, et se conduisent, comme ceux qu’ils servent, en véritables suppôts de Satan.

Le type du coursier chevaleresque dans les poèmes du moyen âge, c’est le cheval de Renaud de Montauban, Bayard, qui réunit à la vitesse du sarrasin Barbamouche l’intelligence de Beaucent, et se montre toujours sans peur et sans reproche, comme le chevalier qui plus tard s’illustra sous le même nom. Brave comme Achille, prudent comme Ulysse, Bayard ne se signala point seulement par ses vertus et ses exploits; il eut encore le mérite, très grand pour un quadrupède, de mystifier Charlemagne, le maître du monde. Les rois les plus puissans, jaloux de le posséder, mirent sur pied des armées de cent cinquante mille hommes pour se disputer sa conquête; ils cherchaient à le séduire par les offres les plus brillantes; mais Bayard resta toujours fidèle à son affection pour Renaud, et il ne servit jamais qu’un seul maître. Il y a dans l’histoire de ce cheval sans pareil tout un épisode singulièrement curieux qui mérite de nous arrêter, parce qu’il précise plus vivement qu’aucun autre l’importance attribuée au coursier de guerre.