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Le dessert se composa de pâtisseries, de confitures et de sucreries. Le grand-trésorier me fit remarquer quatre coupes de porcelaine parfaitement semblables à celles dont on se sert à présent sur nos tables pour porter les pyramides de fruits. J’ai vu les coupes de M. de Lagrené, me dit-il, et j’ai songé que j’en avais de pareilles. Je les ai fait venir de Canton pour vous les montrer. Cette forme est maintenant à la mode chez vous : elle est adoptée chez nous depuis des milliers d’années. Ces coupes-ci sont très anciennes : elles ont été faites il y a plus de quatre cents ans, pour un curieux, sur un modèle antique. Ainsi vont les idées chez les hommes. Il y a une grande roue qui tourne au-dessus du monde; tel point de cette roue est aujourd’hui sur Pékin, dans mille ans il sera sur l’Angleterre ou sur la France. »

Je lui répondis en riant que je désirais pour la Chine voir cette roue mettre moins de temps à y apporter nos chemins de fer et nos frégates à vapeur.

Nous allâmes prendre le thé dans le salon. L’épicurien Pan-se-tchen répondait complaisamment à cent questions plus plaisantes les unes que les autres sur les détails les plus intimes de la vie chinoise. Le grave et spiritualiste Houang se laissait quelquefois arracher un sourire, et Tsaô dévorait tout, cette conversation avec l’avidité d’un pédant en goguette. Tout à coup, sur un geste de Houang, un de ses pages à longue robe apporta un grand rouleau de papier. Le trésorier le développa et me le remit en me disant : « Nous allons nous séparer bientôt; c’est un vieil usage chez nous que de donner à nos amis, quand ils nous quittent, quelques lignes de notre écriture, comme une image sensible de ce qu’il y a d’impérissable en nous, notre pensée; voici des vers que j’ai faits pour vous et sur vous. »

M. Callery me traduisit immédiatement cette pièce, qui a vingt-six vers, dans les termes suivans :


« Il y avait à Paris un excellent docteur, à l’aspect brillant comme le plus beau jaspe. Au dedans, son intelligence rayonnait comme la lune d’automne; au dehors, ses ornemens brillaient comme les ondes du printemps. S’il parlait d’armées, c’était comme si on avait ouvert un arsenal; s’il suivait les lois de l’harmonie, il dépassait les maîtres du tympanon. En remplissant des magistratures, il est allé dans de grands royaumes; sa renommée sans tache le parait comme de la soie blanche. Il a reçu soudain l’ordre d’accompagner La-goua-né en Orient; un navire de guerre a flotté sur le fleuve céleste, comme l’oiseau Fan, qui fait neuf mille lieues. Il est arrivé à Macao à l’entrée de l’automne; ses habits d’or avaient un éclat étincelant; son étoile d’argent avait une foule de points lumineux; les paroles sortaient de sa bouche comme des fragmens de jade. Son maintien le faisait ressembler à un rameau de pierres précieuses.

« Moi qui suis un hôte dans le séjour des roses, je vous ai rencontré sur les confins du séjour des immortels. Je rougis de ne pouvoir vous offrir des