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au lieu de l’adoucir ; il alla chez les magistrats jusqu’à l’insulte, dans la populace jusqu’aux violences. La guerre devint nécessaire, et elle se termina par un traité dans lequel le fils du ciel, après les plus humiliantes défaites, fut forcé, chose inouïe dans les annales de l’empire, de reconnaître pour son égal un autre souverain, et d’admettre qu’il existât, entre le royaume du milieu et les barbares de l’ouest, les obligations d’un droit international, au lieu des rapports précaires d’une tolérance soumise au bon plaisir impérial.

Les Américains, cette nation entreprenante et industrieuse, dont les vaisseaux sont partout, quoique ses colonies ne soient nulle part, s’empressèrent d’entrer par la brèche que venaient d’ouvrir le canon et la diplomatie des Anglais ; ils envoyèrent à Macao un ministre plénipotentiaire, M. Cushing, qui fait aujourd’hui partie du cabinet de Washington. Le gouvernement français ne pouvait pas rester en arrière, et il confia à M. de Lagrené le soin d’assurer à la France, dans ce système nouveau, la place qui convenait à ses intérêts et à ses traditions. Quoiqu’on semble chez nous regarder la Chine comme une contrée fantastique et en dehors de la sphère de nos spéculations positives, cette mission n’était pas sans importance ; elle touchait à bien des points à la fois : notre dignité comme puissance maritime, le progrès de notre commerce, et ce rôle, auquel la France n’a jamais failli en Orient, de soutenir et de protéger le développement de la civilisation chrétienne. Sous tous ces rapports, elle ne pouvait être remise en de meilleures mains ; M. de Lagrené s’en acquitta avec zèle, avec intelligence et avec succès. J’eus l’honneur de l’accompagner comme premier secrétaire d’ambassade.

Il y a aujourd’hui dix ans, au mois de janvier 1844, je me trouvais donc à bord de la Sirène, entre Ténériffe et Rio-Janeiro, sur l’Atlantique, voguant vers la Chine, songeant du Fleuve-Jaune et de la terre des fleurs, de dragons verts et de poussahs, de mandarins sourians et de lettrés paisibles. J’évoquais dans ses aspects les plus connus cette singulière société, pour laquelle toute chose date de trois mille ans, sans me douter qu’une révolution viendrait s’abattre derrière la grande muraille, secouer le trône, traiter le fils du ciel comme un gouvernement d’Europe, et qu’elle enlèverait, avec leurs longues tresses, aux sujets du royaume du milieu cette physionomie originale et invraisemblable qui égaie depuis trois siècles l’émail de nos tasses de porcelaine, pour rendre à leurs têtes rasées la chevelure d’une statue grecque ou celle d’un bourgeois de Paris. Quelques mois après, j’étais à Macao ; je contemplais de mes yeux ces êtres étranges, dont les images peintes ou sculptées ne m’avaient jamais semblé jusqu’à ce moment représenter des réalités. Je voyais des Chinois, de vrais Chinois, et de la plus haute classe ; je leur parlais, je vivais avec eux dans une certaine intimité ; je faisais de la