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droits communaux ou nationaux à exercer ou à défendre, on n’eût jamais songé aux droits de l’homme : ce fut le néant des institutions qui engendra le vague des idées. Plus tard, une institution de liberté fût devenue pour la royauté menacée un asile et un appui. Des communes franches, habituées à se gouverner elles-mêmes et à se défendre quelquefois derrière leurs murailles contre les ordres de la capitale, auraient offert à nos rois fugitifs un refuge contre la tyrannie des rues de Paris. Des populations qui auraient appris quelque part à ne pas obéir n’auraient pas passé de main en main, sans murmurer, comme un troupeau : elles n’eussent point adoré, comme un firman sacré, tous les décrets tachés de sang et de boue qui portaient le timbre d’un hôtel-de-ville, et leurs suffrages ne fussent pas devenus, comme ils l’ont toujours été, la chambre d’enregistrement de tous les coups de main heureux et de toutes les révolutions accomplies.

C’est ainsi que la royauté a chèrement payé la toute-puissance; mais elle n’a pas été seule punie. Le tiers-état (ou pour mieux dire la nation tout entière, car il y a longtemps que ces deux mots ne font plus qu’un) porta aussi et porte encore aujourd’hui la peine de ses faiblesses répétées. A toutes les époques, la liberté a été vendue par lui pour avoir le repos, et le repos lui-même a fini par lui échapper sans retour. Pour fonder une véritable institution de liberté, il eût fallu, dans tous les temps, user de quelque patience, supporter quelques maux, courir quelques périls. A chaque épreuve, il s’est trouvé des impatiens pour tout compromettre et des pusillanimes pour tout abandonner, et puis les uns et les autres se sont consolés des libertés perdues par quelque accroissement de bien-être, de richesse et d’honneurs. Enfin un jour est tenu où, la main protectrice du maître ayant cessé de se faire sentir, la nation tout entière s’est trouvée sans habileté pour se conduire, sans courage pour se défendre, et on a vu une société riche, éclairée, laborieuse, une société d’hommes en un mot, livrée, comme une barque sans patron, à tous les caprices des flots, ouverte, comme une maison abandonnée, au premier occupant. Tel a été le résultat parfaitement simple de la démocratie royale. Elle a porté ses fruits naturels, une servitude orageuse et une agitation sans gloire. C’est que Dieu, dans la condition laborieuse qu’il a faite aux hommes comme aux peuples, n’accorde la sécurité qu’au courage et l’ordre durable qu’à la liberté : maxime aussi certaine que profonde, qui est dès à présent la moralité de l’histoire civile de la France, et qui doit être ou la devise de son développement futur ou l’épitaphe de son tombeau !


ALBERT DE BROGLIE.