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la société. Pendant que la noblesse fait retentir les grands coups d’épée des Bayard, des La Palisse et des La Trémouille, on entend dans les rangs du tiers comme le bourdonnement d’une ruche laborieuse.

C’est dans cette force chaque jour croissante, c’est appuyé sur ces racines chaque jour plus profondes, que la grande crise du XVIe siècle, la réforme, et les guerres de religion surprennent le tiers-état de France. Plus de quarante ans de guerres civiles, cette fois excitées par des passions tout à fait étrangères aux luttes sociales, allaient mettre cette prospérité naissante à forte épreuve. Ici s’est élevée une question de quelque importance. On a reproché à M. Thierry de ne pas avoir rendu une justice suffisante à la grandeur du rôle de la bourgeoisie pendant les longues luttes civiles du XVIe siècle. C’est M. de Carné, dans son ingénieuse appréciation, qui a soutenu cette opinion. Il a professé pour la ligue et ses efforts mêlés d’héroïsme et de violence une admiration à peu près sans réserve, et il en a fait en même temps hommage au bon sens aussi bien qu’au courage du tiers-état[1]. Forcé de choisir entre deux autorités que nous aimons ordinairement à voir marcher de concert, nous penchons décidément du côté de M. Thierry. Nous aurions beaucoup à dire sur cette curieuse phase de la ligue, sur laquelle le sentiment public a rendu une sentence dont il n’est guère possible d’appeler; mais, quelque jugement qu’il en faille porter, ce n’est point au tiers-état lui-même ni à son initiative qu’il en faut attribuer ni l’origine ni le caractère. Dans les troubles de la ligue, le tiers-état fut, comme il ne l’a été que trop souvent, instrument, victime, et non pas auteur. Il se vit entraîné, par emportement, par étourdissement et par faiblesse, très loin de ses désirs et de sa politique naturelle. Ces désirs et cette politique, ce rôle propre et personnel du tiers-état dans les guerres de religion, il faut les chercher, comme M. Thierry, dans les premiers cahiers des états-généraux, dans les vœux exprimés par lui avant que le bruit des armes lui eût un peu ébranlé le cerveau et assourdi les oreilles.

C’est là qu’on voit avec surprise que le tiers-état avait deviné dès le premier jour, par un instinct patriotique, la politique de conciliation et de sagesse qui ne devait prévaloir qu’au bout de cinquante ans de combats. Attachement inébranlable à la vieille foi de la France, mais défense un peu jalouse du pouvoir temporel, respect profond du dogme et réforme de quelques points de discipline, soumission à l’église, limitation des biens et des privilèges exagérés des ecclésiastiques, maintien d’une religion d’état et tolérance des cultes dissidens, — M. Thierry montre parfaitement bien que tous ces principes,

  1. Voyez l’article de M. de Carné dans la Revue du 1er août 1853.