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travers une vapeur fantastique et dans un lointain mystérieux, ces visions ne dessinent que des contours indécis : l’armure des guerriers ne résonne point, leurs coups sont sans portée, leurs glaives impuissans ne fendent que l’air; mais ce sont déjà leurs traits, c’est l’expression de leurs sentimens sur leurs visages. Ainsi cette crise démocratique du XIVe siècle, c’est la révolution française tout entière, moins la force de sa main et moins l’écho de sa voix. Caractère national et système politique, générosité et emportement, juste indignation des abus, exagération insensée des réformes, noblesse du but et violence des moyens, facilité à exercer la tyrannie sous prétexte de la combattre, recherche d’une régularité artificielle dans les lois au travers du désordre des rues et des mœurs, tout ce qui plaît ou effraie dans la révolution française, toutes ses faiblesses et toutes ses grandeurs se trouvent là reproduites dans un clair-obscur, qui ne fut longtemps visible que pour un œil prophétique, et que la lumière des événemens a seule mis dans tout son jour. Pour qu’il n’y manque rien, c’est la commune de Paris qui conduit tout : le prévôt Etienne Marcel, si qua fata aspera rumpat, ce sera Bailly ou plutôt Pétion. Voyez siéger la municipalité de Paris dans son Hôtel-de-Ville, prédestiné aux gouvernemens provisoires. Un médecin renommé, Jean de Troyes, vir eloquens et astutus, est assis à côté du boucher Saint-Yon et de son valet Simon Caboche. C’est ainsi que la municipalité parisienne va à l’assaut de la bastille de Saint-Antoine, castrum fortissimum Sancti-Antonii, locum illum regium ferè inexpuignabilem[1]. Des maîtres ès-arts de collège et des garçons écorcheurs, voilà la population parisienne, de toutes les multitudes la plus spirituelle tour à tour et la plus brutale, lettrée et violente, sensible à l’éclat d’une phrase ou au tour piquant d’un bon mot, insouciante de la majesté des lois, s’arrêtant devant une métaphore au sortir du palais dévasté de ses rois. Les démocrates du 20 juin et du 24 février, ces grands ennemis de toute hérédité, ne se doutaient guère à quel point ils étaient les fils de leurs pères, combien leurs titres généalogiques abondent dans nos archives, et combien de fois leur blason s’est inscrit à coups de fronde ou d’arquebuse au fronton de nos monumens.

L’histoire ne nous dirait pas le résultat de cette effervescence prématurée et excessive de démocratie, que nous serions, ce semble, en état de le deviner. La force appelle la force, la terreur engendre l’humiliation ; une liberté imposée par violence finit par une servitude volontaire. Le tiers-état avait passé le but sans l’atteindre; i! avait voulu obtenir des garanties pour la bonne administration de la

  1. Essai, etc., p. 57.