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attirées par la proverbiale curiosité des filles d’Eve, et aussi par ce sentiment confus et bizarre qui pousse parfois les existences régulières à s’approcher de ces horizons inconnus, à en respirer un moment les exhalaisons chaudes et malsaines, à mesurer du regard ces fées malfaisantes dont on leur vante les séductions et les grâces. Ne fallait-il pas d’ailleurs pouvoir donner la réplique à leurs frères, à leurs maris, à tous ceux qui leur parlaient sans cesse de cette merveilleuse dame, et leur en racontaient la véritable histoire, si fidèlement transportée sur le théâtre ? Elles y vinrent donc, et le succès de la pièce s’en accrut. Cependant, au milieu des protestations qui s’élevèrent contre cette glorification du désordre et du vice, parmi les incrédules que rencontrait forcément le spectacle invraisemblable de cet amour si pur, si dévoué, fleurissant tout à coup dans une âme flétrie, une idée devait naturellement surgir Parmi les gens qui, par état, sont à la piste de sujets propres à piquer au vif et à remuer un public blasé : l’idée d’écrire )a contre-partie de la Dame aux Camélias, de réhabiliter à leur tour les honnêtes femmes, et de nous montrer un jeune homme, un artiste, avili, déchiré et perdu pour avoir voulu chercher une perle dans ce fumier, et n’avoir rencontré que le fumier sans la perle. Les Filles de Marbre, en dépit de leur titre prétentieux et de leurs déclamations sonores, n’ont été que l’exploitation plus ou moins ingénieuse de l’envers d’un grand succès, et à travers les invectives libéralement prodiguées aux courtisanes, elles prouvaient la singulière puissance de ce personnage qui deux fois en un an avait, sous ses deux aspects différens, le privilège de passionner la foule : ce n’était pas une réaction, c’était un pendant.

Les Filles de Marbre sont, comme mérite d’exécution, très inférieures à la Dame aux Camélias, et, si l’on doit savoir gré aux auteurs de leurs intentions, on a le droit de leur en vouloir d’avoir gâté un beau sujet, ou plutôt de s’être contentés de l’entrevoir sans y entrer. N’importe ! l’idée seule a suffi pour faire réussir la pièce : il a suffi qu’elle répondit aux préoccupations et aux habitudes de ce même public qui avait applaudi la Dame aux Camélias, et qui n’était pas fâché peut-être de voir humilier le lendemain ce qu’on avait exalté la veille. Glorifiée ou rabaissée, couronnée de son amour ou replongée dans son ignominie, c’était toujours la courtisane; c’était toujours cette pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redevenue une puissance, grâce aux mœurs païennes de ce monde où elle règne.

Néanmoins ce monde compte encore d’autres élémens, d’autres influences. Les passions, nous l’avons dit, les secrètes révoltes de l’imagination et des sens ont constamment leur part à se faire, quelles que soient d’ailleurs les variations extérieures et l’attitude officielle de la société. Plus contenues, plus gênées qu’autrefois dans la bonne compagnie, y cherchant en vain les accommodemens polis, les empressemens mondains qui réussissaient souvent à les sauver d’elles-mêmes, ces passions éclatât de temps à autre, et avec d’autant plus de force qu’elles ont été plus comprimées. On assiste alors à une de ces explosions fatales qui détachent violemment une femme des cimes sociales pour lesquelles elle était née, et qui, commentées de proche en proche par la malice et la curiosité publiques, servent plus tard de texte à des plumes hostiles ou envenimées pour refaire aux dépens des femmes du monde ce qu’elles ont fait en l’honneur des courtisanes, c’est-à-dire pour confondre l’exception avec la règle. Ces patriciennes déchues ou émancipées.