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les yeux l’amour qui l’entraîne vers la fiancée de son ami. Mettre en scène un tel personnage, est-ce méconnaître la dignité, la moralité des artistes ? La question ainsi posée ne vaut pas la peine d’être discutée.

Qu’ils travaillent ensemble ou séparément, j’espère que MM. Jules Sandeau et Emile Augier comprendront la nécessité de tenir la curiosité en haleine et de ne pas laisser deviner trop tôt les développemens de l’action. Il y a dans l’enchaînement des scènes plus d’un péril à éviter. A force d’habileté, on peut finir par manquer le but. Le spectateur veut bien être averti, mais ne veut pas qu’on se défie de sa clairvoyance. Or, il y a dans la Pierre de touche plus d’une scène qui n’est pas seulement préparée, mais presque annoncée. Le spectateur aime à croire qu’il devine, lors même qu’il n’a fait aucune dépense de sagacité. Que les auteurs de la comédie nouvelle ne l’oublient pas. Ils connaissent tous les secrets du métier, qu’ils s’appliquent maintenant à dissimuler leur savoir. Leur talent excite partout une vive sympathie. Il n’y a personne parmi les hommes studieux qui ne suive leurs travaux avec une attention bienveillante. La seule manière de répondre dignement à ces témoignages d’intérêt, c’est de choisir pour leurs œuvres futures des pensées constamment élevées, afin que le spectateur, après avoir été charmé, emporte un enseignement. Je ne crains pas pour eux le péril d’un tel conseil, je ne crains pas qu’ils oublient l’art pour la prédication. Natures poétiques, ils sauront toujours déguiser la leçon. Qu’ils ne s’inquiètent pas des objections que j’ai rapportées, et que je crois avoir réduites à leur juste valeur. Les passions qui s’agitent autour de leur comédie, loin de les troubler, doivent être pour eux un puissant encouragement, car il n’y a que les œuvres médiocres qui ne soulèvent aucune discussion. Si la Pierre de touche n’était qu’un pur divertissement, si elle n’offrait pas le développement d’une idée morale, les passions se tairaient, et personne ne songerait à gourmander l’intention des auteurs. C’est parce que cette comédie met en action une pensée vraie, une pensée d’un ordre élevé, qu’elle est discutée. Les auteurs auraient donc grand tort de se plaindre. La vivacité même des accusations prouve l’importance de leur ouvrage. Pour ma part, je souhaite franchement que leur prochaine comédie soulève des objections littéraires et philosophiques, car il n’est pas possible de sortir des sentiers battus sans rencontrer des contradicteurs. Pour obtenir un assentiment unanime, il faut marcher dans l’ornière, et j’ai la ferme conviction que MM. Jules Sandeau et Emile Augier ne prendront jamais ce dernier parti.


GUSTAVE PLANCHE.


LE MONDE ET LE THEATRE.

Un critique éminent a signalé ici même, à propos des principales œuvres données au théâtre en 1853, tout ce que ces œuvres, malgré des mérites divers, avaient en définitive d’incomplet et surtout de peu concluant pour notre avenir dramatique. Nous ne prétendons aujourd’hui ni revenir sur ses jugemens, ni modifier ses conclusions, ni atténuer les leçons austères qui donnent à ses appréciations d’art la portée d’une étude morale; notre seul but est d’aborder un côté de la question qui, jusqu’ici, n’a pas été suffisamment mis en lumière, et qu’on ne saurait négliger, si l’on veut embrasser dans son ensemble cet important et difficile sujet de l’art dramatique au XIXe siècle.