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l’heure de renouveler les scènes d’autrefois. Au milieu de ses incertitudes, l’époque actuelle a du moins le mérite d’avoir la conscience nette sur toutes les débauches littéraires, et ce serait une fantaisie singulière d’aller chercher là quelque trace de la vie intellectuelle. La véritable vie de l’intelligence, elle est dans cette sorte d’attente qu’on peut observer, dans cet effort secret des esprits pour retrouver une inspiration nouvelle et plus saine, dans la lutte de tous les talens sensés pour remettre de l’ordre dans toutes les notions du vrai et du bien. En réalité, le champ n’est-il point immense encore dams le domaine de l’histoire, de la philosophie, de l’imagination ? Ne reste-t-il pas plus d’une œuvre à tenter, plus d’un mystère de l’âme humaine à explorer, plus d’une lumière à faire jaillir des événemens contemporains ? Plus nous allons, plus cette lumière se fait sur certaines époques, sur les hommes et sur les choses. La publication récente des Mémoires et Correspondance du roi Joseph avec l’empereur est certes de nature aujourd’hui à éclairer plus d’un côté inconnu d’un temps si voisin de nous et si instructif. C’est un document de plus pour l’histoire de notre siècle.

Si ce livre n’offrait qu’un résumé nouveau de la vie et de la carrière publique du roi Joseph, il n’ajouterait rien sans doute à ce qu’on sait ou à ce qu’on peut pressentir. Ce qu’il y a de curieux et de réellement neuf, c’est la correspondance même de l’empereur, où l’homme se dévoile tout entier avec son génie, avec sa puissance, avec son indomptable volonté. Quant au génie guerrier de l’empereur, il serait difficile à coup sur de trouver nulle part au même degré ce profond instinct du maniement des forces humaines. Napoléon dévoile un coin de sa nature quand il dit : « Les états de situation des armées sont mes livres de littérature… Je les lis comme une jeune fille lit un roman. » Il aimait la guerre pour elle-même, et c’est ce qui a fait que chez lui le politique arrivait toujours trop tard pour dominer le conquérant. Rien n’est plus curieux que la lutte de ces tendances, où le génie de la guerre l’emporte sans cesse. Après avoir lu ces pages, où la griffe du lion est empreinte à chaque ligne, on aperçoit mieux la part de l’effort purement artificiel dans toutes ces tentatives de l’empereur pour transformer l’Europe ; on touche du doigt les ressorts de cette vaste machine soumise à un moteur unique, et qui n’avait qu’un défaut, c’était de ne pouvoir marcher sans l’infatigable volonté de celui qui l’avait faite à son usage. Personne mieux que Napoléon peut-être ne sentait au fond ce qu’il y avait de violent dans toutes ces créations d’états nouveaux et dans ces brusques déplacemens de royautés ; il y voyait l’œuvre de la guerre, qui ne pouvait être soutenue que par la guerre, témoin cette lettre où il disait sans illusion à son frère, déjà roi de Naples : « Je ne suis pas de votre opinion, que les Napolitains vous aiment, » et il demandait à Joseph ce qu’il deviendrait, s’il n’avait pas avec lui trente mille Français. Cette correspondance des deux frères au reste est tout un drame plein d’éclairs et de contrastes. D’un côté, c’est le nouveau roi de Naples, Joseph, nature bienveillante et facile, qui veut gouverner par la douceur, en épargnant à son peuple les contributions de guerre, les rigueurs de la conquête ; on sent qu’il prend au sérieux son métier de roi ; il veut se faire aimer comme il le dit. De l’autre côté, l’empereur lui répond à chaque instant : « Avez-vous vos citadelles bien armées ? Quelles contributions avez-vous frappées ? Quels actes de justice avez-vous accomplis sur ceux qui égorgent mes soldats ? »