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elle était aimable, elle désirait encore plus de le paraître : l’amour que cette dame avait pour elle-même la rendit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignaient. Il y avait encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avait rapportée d’Italie, et on trouvait une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venaient de Madrid, qu’elle avait conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avaient apprise des Maures. Elle était persuadée que les hommes pouvaient sans crime avoir des sentimens tendres pour les femmes, que le désir de leur plaire les portait aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnait de l’esprit et leur inspirait de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que, d’un autre côté, les femmes, qui étaient l’ornement du monde et étaient faites pour être servies et adorées, ne devaient souffrir que leurs respects. Cette dame, ayant soutenu ses sentimens avec beaucoup d’esprit et une grande beauté, leur avait donné de l’autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas. »

Ce langage et cette peinture ne nous transportent-ils pas à l’hôtel de Rambouillet ? Mme  de Sablé fut une des idoles de l’illustre hôtel et le type de la parfaite précieuse. Aussi les lettres de Voiture sont-elles remplies de son nom : plusieurs lui sont adressées à elle-même[1], et sur un ton de respect et de considération que Voiture ne garde pas avec tout le monde.

Parmi les jeunes seigneurs, passionnés pour l’esprit et pour la beauté, qui lui adressèrent leurs hommages, était au premier rang ce brillant duc et maréchal Henri de Montmorency, le digne frère de la belle Charlotte-Marguerite, princesse de Condé, plus soldat peut-être que capitaine, qui pourtant sut tenir tête au duc de Rohan et gagna la bataille de Veillane, mais qui, ayant eu la folie d’entrer dans la conspiration et la révolte de Gaston, duc d’Orléans, fut battu, fait prisonnier, et monta sur un échafaud à Toulouse, le 30 octobre 1632, à l’âge de trente-huit ans. Quoiqu’il eût quelque chose d’un peu égaré dans les yeux, il était difficile de rencontrer un plus beau et plus accompli cavalier. Ses portraits gravés lui donnent la taille et la tournure d’un héros[2]. Il était un peu léger, mais généreux et magnifique, et répondait assez à l’idéal que s’était formé Mme  de Sablé. Montmorency l’aima ; Mlle  de Motteville nous l’apprend : « Son cœur, dit-elle, avait été occupé d’une forte passion pour Mme  de Sablé, » et il paraît que celle-ci n’y fut pas insensible.

  1. Œuvres de Voiture, édit. de 1745, tome Ier, pages 29, 32, 34, 36, 37, 201, 232.
  2. Voyez le charmant petit portrait de Mellan et celui de M. Lasne in-folio.