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ses chanteurs, elle a des milliers de mots doux et sonores (tindinayres) qui peignent tout à faire tableau. — Toi, tu es riche aussi, bien plus qu’elle peut-être ; — mais les reines qui nous maîtrisent, pétries de richesses, empruntent plus d’une fois. Or, quand tu voudras chanter, si tu cherchais un mot, un de ces mots qui musiquent, notre langue est à toi, prends-le-lui, elle peut te donner sans s’appauvrir. — Dans mille ans, elle mourra peut-être à force d’âge… En attendant, s’il le fallait, tu pourrais prendre d’avance un peu de l’héritage ; notre langue s’y prêterait, car si elle est gasconne par le langage, elle est toute française par le cœur. Son honneur, tu l’as fait tien, et la gloire est la sienne.

« Son vieil honneur qui brille par éclairs, hélas ! dans les prés rians n’a qu’un ciel qui s’étoile ; mais ta gloire aux yeux voyans depuis trois cents ans a l’éclat de l’or (daourejo), et trônant sur les changemens, elle a toujours malgré l’envie ses quarante soleils luisans. — Sous le temps qui chemine, aussitôt que l’un s’éteint, un autre naît et s’illumine et glorieusement luit ; et l’œil fixé sur Paris aveuvé de poésie, tout un monde à ta magie s’allume et se réchauffe. — C’est plus : ta pensée hardie, dans l’univers répandue, fait cacher le mensonge, éclaire maisons et palais. Les méchans rentrent dans l’ombre, les deux mondes se réunissent, et les canons s’éteignent, et les peuples deviennent frères.

« Langue du ciel, langue aimée, ton triomphe est béni. Sauve la terre mise à mal, adroitis l’âme et l’esprit, grandis les choses nouvelles sans mettre en morceaux ce qui est vieux, devine dans les étoiles les mille secrets du ciel ; — fais naviguer dans les airs, fais voler l’homme sur la mer ; fais les peuples voisineurs avec tes chemins de fer ; guéris toutes les misères, fais partout primer la croix ; apaise les colères et fais le bonheur de tous, — comme tu as fait celui de ma muse.

« Alors, en te bénissant, je trouverai ma double excuse à répéter plus fort encore mon refrain : — mon berceau, d’un concert fête mon oreille, rossignol, chante fort ; bourdonne fort, abeille ; Garonne, fais résonner ton flot riant et pur. Des ormeaux du Gravier je dépasse la cime, car le bonheur de tous vient tripler mon bonheur ! »


C’est ainsi, c’est avec ce mélange de grâce caustique, de vues ingénieuses et de poésie, que Jasmin fait la part de tout et résout, quant à lui, cet étrange problème de la destinée ou de la simultanéité des deux langues. À l’une il donne tout, comme nous le disions, sans rien ôter à l’autre. La langue française est la reine, la dominatrice, la sympathique conquérante des esprits ; la langue gasconne a pour elle la petite maison, la petite famille, la prairie, le labour. La première a l’avenir, la seconde a le passé. À chacun son théâtre et son rôle. Et au milieu de tout cela, si l’Académie devient un composé de « quarante soleils » dans le langage de la muse gasconne, c’est que, bien entendu, elle représente tout ce que la France a d’éloquence et de poésie, le génie français en un mot, — ce génie que le