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que la Crise a été publiée sous sa première forme, nous avons eu au théâtre, sans qu’il y ait eu d’imitation préméditée ou volontaire, bon nombre d’ouvrages qui nous montraient au dénouement soit un mari ramené à sa femme, soit une femme ramenée à son mari par de salutaires influences, parmi lesquelles les enfans avaient toujours la meilleure part. C’était tout un cours de morale dramatique et domestique, une réaction honorable et tardive contre les apothéoses de la passion divinisée par le drame et le roman modernes, — mais qui, en se répétant trop souvent, avait l’inconvénient de fournir aux malintentionnés le prétexte de crier à l’envahissement du pot-au-feu dans le domaine de l’imagination, et de donner aux esprits chagrins le droit de se demander s’il était bien juste et bien prudent de laisser croire qu’il y eût en effet tant de poésie dans le devoir et le ménage.

Il était à craindre que la Crise, imprimée avant les ouvrages dont nous parlons, mais n’arrivant qu’après eux au théâtre, n’eût quelque peu à souffrir de ces analogies inévitables, et que le public, en voyant à la dernière scène un rendez-vous d’une nature très scabreuse se changer en une fête de famille, en un souper conjugal, au coin du feu, entre de petits enfans et de gros bouquets, ne se trouvât blasé d’avance sur l’orthodoxie de ce dénouement. Hâtons-nous de dire que nos craintes n’ont pas été justifiées : le succès n’a pas chancelé un seul moment. On a applaudi la Crise comme si tous les spectateurs avaient su que M. Octave Feuillet était le premier qui eût donné l’exemple de cette croisade poétique en l’honneur de la morale et du mariage, et surtout comme s’ils avaient compris que l’auteur de cette pièce charmante avait assez de grâce, de finesse, d’originalité et d’élégance pour vaincre la poésie et la passion avec leurs propres armes. C’est là en effet le caractère du talent de M. Feuillet, et nulle part peut-être mieux que dans la Crise il ne s’est révélé sous ce double aspect de moraliste et de poète. Maintenant faut-il accepter ce succès comme tout à fait concluant ? Y a-t-il dans ces délicates esquisses, qui semblent protester contre les élémens vulgaires d’émotion et de réussite, assez de vie dramatique pour ramener définitivement sur la scène le règne des choses élégantes et poétiques ? Montrer le but, est-ce l’atteindre ? Notre époque, trop pauvre en œuvres de théâtre, est riche en romans, en études de cœur, en fantaisies raffinées : s’ensuit-il qu’il y ait là des pièces toutes faites, et qu’il suffise de les découper dans le livre pour les transporter sur la scène ? S’ensuit-il même que ceux à qui cette première épreuve a si bien réussi dans sa forme originale doivent nécessairement réussir dans la seconde ? Tel esprit, on le sait, excelle à sonder les mystères de l’âme, à pénétrer la casuistique des passions et des sentimens, et manque parfois de ces aptitudes particulières, irrésistibles, qui subjuguent le public, et franchissent la rampe en communications magnétiques. Celui qui parviendrait à réunir ces qualités distinctes, mais non pas incompatibles, serait le véritable poète dramatique de notre temps. C’est beaucoup, en attendant, d’avoir su, à force de finesse, d’élégance et de charme, réconcilier le théâtre avec la société polie et ouvrir la voie à des œuvres qui rendraient la réconciliation encore plus décisive, plus féconde et plus complète.


A. DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.