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contact de certaines épreuves et que le choc des événemens finit par attirer à la surface, tout ce côté mystérieux et charmant qui est aux péripéties matérielles et vulgaires ce que l’esprit est au corps, l’idée à la forme, le visage à l’habit, nous l’avons vainement demandé à la pièce de Mme de Girardin ; nous le trouvons dans la Crise, dont nos lecteurs n’ont assurément pas besoin que nous leur rappelions les grâces et les mérites[1]. C’est une chose remarquable que ce penchant du théâtre actuel à s’enrichir après coup d’œuvres qui n’avaient été écrites que pour la lecture, et qui, par leur extrême distinction, par leur finesse exquise, par les libertés de composition qu’admettait leur forme primitive, originale, avaient paru peu faites pour braver le feu de la rampe. On sait ce qui est advenu pour M. de Musset. M. Octave Feuillet semble destinée la même fortune. Qui ne connaît le sujet de la Crise ? Une femme jeune encore est arrivée à ce périlleux moment où les filles d’Eve se sentent saisies d’une sorte de vague regret, d’irritation secrète, de sourde révolte en songeant qu’elles auront vécu et vieilli sans connaître les enchantemens et les orages de la passion. Elles en ont respiré le parfum lointain dans le monde et dans les livres ; elles l’ont vu déifier dans les créations de l’art, dans les hommages des salons, dans les ardentes extases de la poésie, et elles se sont arrêtées sur le seuil, et leur main n’a pas effleuré cette page, et elles se disent avec amertume que leur jeunesse va finir, que cet horizon rempli de visions flottantes, de radieuses images, de fascinations invincibles, restera toujours fermé et inconnu pour elles ; de là une colère bizarre, inavouée, qui aigrit leur humeur, se traduit en déclamations et en caprices, et rejaillit sur les objets de leurs légitimes affections, mari, enfans, amis, joies de la famille, paisibles félicités du foyer domestique. Telle est la situation morale de Mme de Marsan. Son mari, homme d’esprit et de cœur, consulte un médecin qui est en même temps son ami d’enfance. Le médecin lui décrit, avec une inflexible sagacité, tous ces inquiétans symptômes, et l’avertit du danger qui menace son repos de son honneur. Que fera M. de Marsan ? Il s’avise d’un moyen presque aussi dangereux que la maladie elle-même : tout sera sauvé, lui a dit le docteur, si l’on peut amener la pauvre imprudente assez près de l’abîme pour en mesurer la profondeur, pas assez pour y tomber. Mais qui se chargera de cette mission difficile et chanceuse ? Celui qui l’a conseillée, le docteur. Et voila l’action qui s’engage. Elle est légère, impalpable, toute de nuances, de demi-teintes, toute renfermée dans ce monde invisible de l’âme, dont M. Feuillet connaît si bien les détours et les replis. Il a fallu, pour rajuster la pièce aux exigences de la scène, faire quelques sacrifices, et nous serions presque disposé à dire que l’auteur en a trop fait. Bien des mots charmans, d’une heureuse hardiesse, qui donnaient au dialogue une saveur particulière, ont disparu pour faire place à un langage un peu plus effacé, que les acteurs ont sans doute trouvé plus en harmonie avec leur vocabulaire habituel ; une des scènes principales se passait en voiture ; la progression alarmante des sentimens de Mme de Marsan était consignée dans un journal : force a été de modifier tous ces détails. Il y avait en outre un désavantage plus grave peut-être que ces changemens matériels imposés par l’optique théâtrale. Depuis

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1848.