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rajeuni par un certain éclat de distribution et de mise en scène, le Scribe des bons jours, accommodant l’histoire aux goûts de ce public qu’il connaît si bien, effleurant d’assez près la comédie historique pour que les spectateurs superficiels puissent s’y tromper, et encadrant dans un de ces épisodes où se joue avec grâce sa muse légère et facile assez de traits piquans, de mots heureux, de scènes agréables pour suffire au plaisir d’une soirée. Dans le rôle brillant de Bolingbroke, M. Bressant a été plus à l’aise que dans Clitandre. Il s’entend mieux à dévider la soie de M. Scribe qu’à soulever les lingots d’or de Molière. Il a joué avec esprit et avec âme, sinon avec ampleur et noblesse. Ce n’est pas le Bolingbroke de l’histoire, celui que M. de Rémusat a dessiné ici même d’un crayon si vif, si large et si fin, mais celui de M. Scribe, tel que l’accepte et l’applaudit un public beaucoup plus pressé de s’amuser que d’approfondir les vraies causes de la paix d’Utrecht. Encore une fois, il n’en fallait pas davantage.

N’est-ce pas un autre exemple de l’empiétement et de la confusion des genres que cette pièce de la Joie fait peur, dont le succès trempé de larmes a été ratifié par la critique avec une si édifiante unanimité ? Nous ne voudrions être accusé ni de pessimisme systématique, ni de préventions hostiles ; mais en vérité il nous est impossible de souscrire sans quelques réserves aux applaudissemens et aux éloges qui ont accueilli ce feu d’artifice de maternité. Lorsque le rideau, en se levant, nous a montré ces trois femmes en grand deuil, pleurant un jeune marin que l’on croit mort, et qui était le fils de l’une, le frère de l’autre et le fiancé de la troisième, nous avons eu un moment la naïveté de croire que l’auteur s’était proposé de peindre ces trois douleurs féminines : profonde et mortelle chez la mère, vive, mais facile à distraire chez la sœur, romanesque et fastueuse chez la fiancée, c’est dans cette triple étude qu’eut résidé l’intérêt sérieux, élevé, poétique de sa pièce : c’est par la qu’elle se serait rattachée à ces analyses de passions et de caractères qui, en dépit du nivellement dramatique, devraient être le domaine spécial du Théâtre-Français. Nous avons pu, dès les premières scènes, reconnaître notre erreur ; l’auteur a prétendu nous émouvoir par un tout autre moyen. Au lieu de sentimens dont les gradations, les luttes et les alternatives avaient de quoi tenter un talent ingénieux, tout s’est réduit à une situation dont l’intérêt presque matériel dépend d’une porte qui s’entr’ouvre ou d’un rideau qui se soulève. Mme des Aubiers est convaincue de la mort de son fils ; il reparaît : le voilà dans la maison. Il y est entré en plein jour ; il a parcouru le jardin, sauté sur le balcon, embrassé son vieux domestique, sa fiancée et sa soeur. De quoi s’agit-il ? De le cacher encore à sa mère, que pourrait tuer le trop brusque passage d’un horrible désespoir à une joie qui fait peur. Il faut qu’on la prépare, qu’on lui ménage à petites doses et par progressions insensibles le doute, l’espérance et la certitude : il faut qu’elle se prête à ce pieux manège, qu’elle en accepte complaisamment les lentes évolutions, qu’elle se garde bien de déranger les calculs de toutes ces délicates tendresses par un cri, un mouvement, un éclair de divination maternelle : il faut, en attendant, que les fibres de ce cœur soient mises à nu, que l’on en compte les tressaillemens, qu’on le voie saigner goutte à goutte. Évidemment, il suffit d’une mise en œuvre un peu habile pour qu’une pareille donnée fasse pleurer ; mais on pleure aussi au boulevard, et il n’est pas de