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les soldats fidèles à tour devoir, l’amiral Roussin laisse les souvenirs d’une vie simplement et fortement remplie ; M. de Lamennais laisse autre chose. : il laisse des œuvres qui lui font une place dans l’histoire intellectuelle de notre temps, place certainement difficile à marquer aujourd’hui.

M. de Lamennais avait soixante-douze ans ; il était né en 1782, à Saint-Malo. La première partie de sa carrière, il l’avait parcourue en apôtre brûlant du catholicisme, secouant le siècle, dans son indifférence et ce qu’il appelait son matérialisme, le plaçant entre la nécessité d’accepter la domination d’une théocratie renaissante et le péril d’incalculables catastrophes sociales. C’est là l’inspiration première de l’Essai sur l’indifférence, des livres de la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre civil, des Progrès de la révolution. Ce n’est qu’après 1830 que. M. de Lamennais entreprit d’expliquer les choses de notre temps d’une manière toute différente et tout aussi extraordinaire dans un autre sens. De là d’abord les polémiques de l’Avenir, puis les Paroles d’un Croyant, puis la rupture complète avec le catholicisme par les Affaires de Rome, puis enfin cette série d’œuvres où il n’y a plus que le choix entre des théories et des interprétations qui ne laissent plus rien subsister de la révélation chrétienne elle-même. Quoi qu’on en dise, la théorie du témoignage universel, qui fait le fond de l’Essai sur l’indifférence, ne saurait justifier ni expliquer de telles évolutions. Le véritable piège pour M. de Lamennais, la vraie cause, de ses changemens, c’est cette humeur violente qui n’a point su, au moment voulu, se résigner à un joug ; c’est cet orgueil « d’un caractère ardent, présomptueux, opiniâtre, » c’est cette « fougue d’une imagination qui outrait tout : » Nous nous servons de ses propres paroles. M. de Lamennais voyait le piège pour d’autres sans l’éviter pour lui ; il y est tombé, et il est allé jusqu’au fond. C’est le propre d’ailleurs de ces esprits excessifs de ne connaître aucune borne en aucun sens : absolus quand ils fulminent contre la révolution, contre toute idée libérale, qu’ils confondent avec l’athéisme, ils le sont plus encore quand ils se tournent contre le catholicisme et les idées conservatrices. En cela seulement ils sont fidèles à eux-mêmes ; l’extrême en tout leur plait ; ils se font avec la même imperturbable assurance les prophètes des religions les plus opposées, et rien ne les avertit qu’ils sont tenus au moins à quelque modération envers ceux qui n’ont pas le mérite de ces brusques et radicales conversions. Qu’on prenne donc M. de Lamennais pour un esprit d’une trempe rare et vigoureuse, qu’on saisisse sur le fait et dans ce qu’elles ont de dramatique les luttes intérieures d’une telle intelligence, soit ; mais qu’on n’ajoute point que c’est là un guide, une lumière dans un temps comme le notre, parce qu’on pourrait dire aussitôt à cette imagination outrée : A laquelle des vérités professées par vous faut-il s’arrêter ? Entre les extrémités de votre vie qui se querellent et se font la guerre, pour laquelle faut-il prendre parti ? Et à quoi tout cela a-t-il conduit M. de Lamennais ? Cela l’a conduit à devenir ce qu’on l’a vu dans ces derniers temps, un philosophe sans école, un penseur sans crédit, un esprit orageux se consumant lui-même dans sa propre impuissance au milieu des ruines qu’il avait faites autour de lui, et la haute mélancolie qu’on lui attribue n’est à nos yeux qu’un témoignage du sentiment de cette situation ; la fin même de M. de Lamennais n’est point malheureusement