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Ainsi c’est à peu de jours seulement que remonte le dernier acte accompli en commun par les quatre puissances. Maintenant faut-il croire que les états allemands persisteront, au moment de l’action, à se réfugier dans une vague et commode neutralité ? Il se fait, en vérité, depuis quelque temps en Allemagne un raisonnement étrange. — Oui, dit-on, la cause du sultan est juste ; l’indépendance de l’Orient menacée par la Russie, est la condition de l’équilibre de l’Europe, du repos du monde. C’est contre tout droit que les principautés du Danube ont été envahies, et vous, puissances occidentales, vous ne faites que maintenir l’autorité du droit en sommant la Russie de se retirer de ces provinces. Tout ce qui sera tenté dans ce sens comme moyen diplomatique, nous le signerons, nous le sanctionnerons de notre nom, nous l’appuierons de nos représentations ; mais si la Russie n’accepte pas le verdict de l’Europe, s’il faut faire exécuter ce verdict, nous nous abstenons. — C’est là, pourrait-on dire, le sens des déclarations qui se succèdent depuis quelques jours, et la Prusse semble plus particulièrement incliner vers cette politique, après s’être prononcée plus vivement peut-être contre la Russie. Les missions du prince de Hohenzollern-Sigmaringen à Paris et du comte de Groeben à Londres ne peuvent avoir d’autre but que de fournir des éclaircissemens sur cette attitude du gouvernement prussien.

Or, si cette idée d’une neutralité complète de l’Allemagne devenait une politique avérée pour un état comme la Prusse, ce ne serait rien moins qu’une abdication déguisée, sous une inconséquence. Vainement la Prusse dirait qu’elle n’a point accepté cette neutralité il y a peu de jours, lorsqu’elle eût pu paraître imposée par le tsar ; elle n’entrerait pas moins aujourd’hui dans les vues de la Russie après avoir manifesté une solidarité complète d’intérêts avec les puissances occidentales, tout en déclarant à ces puissances, encore en ce moment, qu’elle partage leurs vues. C’est en cela qu’il y aurait inconséquence et abdication. La Prusse passerait immédiatement vis-à-vis de la Russie à l’état de puissance subordonnée. N’est-ce point à ce rôle de la première puissance de second ordre que le prince Schwarzenberg prétendait, pour sa part, réduire la Prusse ? L’esprit si distingué du roi Frédéric-Guillaume n’a qu’à lire une fois de plus dans l’histoire de la Prusse, et à voir si c’est en s’effaçant, en abdiquant, que s’est formée la monarchie prussienne. Quelle peut donc être la raison secrète de cette indécision ? On dit, — et que ne peut-on dire ! — que le gouvernement russe, dans l’espoir d’immobiliser l’Allemagne, laisse répéter qu’il est dans l’intention de reconstituer une Pologne indépendante, en lui donnant pour roi le grand-duc Michel, et dès lors Posen et la Gallicie risqueraient de revenir au nouveau royaume polonais. C’est là pour le moment, assure-t-on, un des fantômes des gouvernemens allemands. La Prusse, sans l’avouer peut-être, y voit un motif de ne se point prononcer, et cette attitude de la Prusse doit nécessairement réagir dans une certaine mesure sur celle de l’Autriche elle-même, soit que le gouvernement autrichien partage, les craintes habilement propagées à Berlin, soit qu’il ne sente pas son action assurée en laissant derrière lui la Prusse indécise. Il est aisé de voir cependant que si la politique de neutralité n’est nullement dans le rôle de la Prusse, non-seulement elle a ce même caractère pour l’Autriche, mais encore elle est impossible.